Ivanov, l'Otan et "Iskander"

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MOSCOU. /Par Viktor Litovkine, RIA Novosti/. Deux événements ont eu lieu presque le même jour. A savoir la rencontre du ministre russe de la Défense, Serguéi Ivanov, avec son collègue américain Donald Rumsfeld, à Saint-Pétersbourg, et le rapport qu'il a présenté avec d'autres responsables du ministère militaire au président Vladimir Poutine sur l'établissement du budget militaire 2005.

A Saint-Pétersbourg les journalistes ont demandé au ministre ce qu'il pensait de la perspective d'une reconfiguration des bases militaires américaines en Allemagne lorsqu'elles seront réinstallées plus près de la frontière russe, par exemple en Pologne ou dans les pays baltes. "Nous sommes au courant que les Etats-Unis projettent de reconfigurer leurs forces, nous comprenons ces projets. Je n'y vois rien d'alarmant", a répondu à la surprise des journalistes Serguéi Ivanov. Au cours de sa rencontre avec le président, il s'est mis tout à coup à parler de façon à faire entendre à la presse que les essais d'Etat du nouveau missile du théâtre, "Iskander", étaient achevés et qu'en 2005 le missile serait mis en série, si bien qu'à la fin de cette année-là il y aurait en Russie toute une brigade qui en serait armée. Le ministre n'a cependant pas soufflé mot sur d'autres armements dont l'armée devrait s'équiper l'année prochaine.

Un spécialiste peut y entrevoir un lien évident. "Iskander" est le successeur du missile OTR-23 "Oka" ou SS-23 Spider, d'après la terminologie occidentale, qui a été supprimé en 1989 aux termes du Traité sur le démantèlement des missiles à moyenne et à plus courte portée.

"Oka" a connu un triste sort. Par ses performances d'emploi il ne tombait pas sous la coupe du Traité sur les missiles à moyenne et à plus courte portée qui concernait les armes couvrant une distance de 500 à 5 500 km. Le SS-23 ne portait pas à plus de 400 km mais il faisait une peur bleue aux Américains car il n'avait d'analogue dans aucune armée du monde.

Le missileétait transporté par un seul véhicule, à la différence du Pershing-2 et du Pershing-1A qui demandaient une forte escorte de matériel auxiliaire et devenaient de ce fait peu manœuvriers, mal camouflés et très vulnérables à une frappe désarmante de l'adversaire. Le personnel qui servait un "Oka" comptait trois ( !) hommes seulement qui n'avaient même pas besoin de sortir de la cabine pour tirer le missile qui était par la suite guidé sur toute sa trajectoire par un poste de commandement terrestre ou par un avion d'alerte précoce et de commandement A-50 (AWACS russe) et pouvait être réorienté en vol et échapper aux moyens de lutte radio-électronique. Il était de surcroît de très haute précision et pouvait porter une ogive nucléaire, explosive percutante ou fusante, à cassette ou à implosion et percer tous les types de systèmes de DCA et de défense antimissiles. Déjà alors, il y a quinze ans, ses constructeurs utilisaient la technologie "stelth" d'après laquelle étaient réalisés les avions furtifs américains.

D'autre part, "Oka" était monté sur des véhicules tous terrains capables de franchir des cours d'eau en naviguant comme une vedette rapide. Le missile était transportable par des avions cargo du type de Rouslan ou dans des wagons de chemin de fer et pouvait être rapidement déplacé dans n'importe quel point de la planète.

Bien qu'"Oka" n'ait pas eu le temps d'équiper les forces armées, l'administration des Etats-Unis a obtenu d'inclure cette arme au Traité sur les missiles à moyenne et à plus courte portée pour le démanteler. Ses partenaires aux négociations - le secrétaire général du Comité central du PCUS Mikhaïl Gorbatchev et le ministre des Affaires étrangères Edouard Chevardnadze - se sont rangés de l'avis des Américains et leur ont fait ce cadeau sans avoir consulté le ministre de la Défense le maréchal Dmitri Yazov, le chef d'état-major général le maréchal Serguéi Akhromeïev et le constructeur général d'"Oka", Serguéi Nepobédimy.

Ensuite, 360 missiles SS-23 Spider (dont 239 unités de combat et 121 unités d'instruction) ont été détruits dans les steppes entourant Alma-Ata, en 1989. De même, toute la documentation technique et tous les équipements servant à la production de ces armes ont été détruits dans les entreprises du Bureau d'études de Kolomenskoïé. L'Armée de terre de l'URSS et puis de la Russie fut privée de sa principale force de frappe.

Et voilà qu'à une autre époque, à la fin des années 1990, le même Bureau d'études, à court de finance pendant cette période difficile, est revenu à l'ancien projet pour créer un nouveau missile du théâtre, "Iskander-E". Comme on le voit par son nom, il était destiné tout d'abord à être exporté (comme l'indique l'ajout de la lettre "E"), en premier lieu vers le Proche et Moyen-Orient. Iskander est le nom arabe d'Alexandre le Grand. Il devait symboliser pour les acquéreurs éventuels l'invulnérabilité et la grande efficacité de l'arme.

"Iskander" possède toutes ces qualités. Il ressemble beaucoup à son prédécesseur OTR-23 "Oka". On peut dire qu'il a toutes les meilleures qualités du SS-23 Spider. A cette seule différence qu'il porte à 280 km au lieu de 400 km, condition imposée par le Traité sur la non-prolifération des technologies balistiques qui interdit d'exporter des missiles portant à plus de 300 km. Son autre particularité est l'absence d'ogive nucléaire, pour la même raison. Par contre, il offre des avantages par rapport à "Oka". Il est monté par deux sur un véhicule. Chaque missile peut être orienté en quelques secondes sur son objectif. En vol, il peut être réorienté sur une cible fixe ou mobile, par exemple sur une rampe de lancement automotrice évoluant dans une forêt, une colonne de chars, une batterie de lance-roquettes...

"Iskander" a aussi une autre propriété inédite, c'est son ogive optique télécommandée par un signal codé, par exemple depuis un avion AWACS par un drone. Le régime autoguidé est également possible : on n'a qu'àmémoriser dans l'ordinateur de bord l'image de la cible, grosso modo une ou plusieurs photos, et le missile, une fois l'objectif saisi, s'envolera à sa rencontre à une vitesse supersonique en défiant toutes les défenses adverses. Aucune armée du monde n'a encore réussi à abattre l'ogive supersonique.

Au Bureau d'études de Kolomenskoïé, l'observateur militaire de RIA Novosti a appris que des négociations sur des livraisons d'"Iskander" sont en cours depuis longtemps avec des pays étrangers. Non seulement avec des pays du Proche ou du Moyen-Orient mais également avec ceux d'Afrique du Nord et l'Inde (New Delhi a déjà acheté à la Russie un avion d'alerte précoce et de commandement A-50 capable de guider des missiles du théâtre). Cette arme intéresse aussi la Chine. Il n'est pas exclu que des contrats puissent être conclus dans l'immédiat.

Que de tels missiles soient choisis pour équiper aussi l'arme russe, comme l'ont annoncé au président Vladimir Poutine le ministre de la défense et le chef d'état-major général, c'est sûrement une surprise.

Le plus intéressant est le choix du moment pour annoncer la nouvelle : au terme d'une rencontre de Serguéi Ivanov avec Donald Rumsfeld et la veille du débat sur le budget militaire 2005 à la Douma.

On comprend que les dirigeants du pays ne peuvent pas influer sur le déplacement des bases militaires américaines mais les pays qui sont prêts à recevoir ces bases sur leur territoire, surtout ceux qui font frontière commune avec la Russie, doivent comprendre que le Kremlin et ses généraux ne peuvent pas rester sans réagir à cette circonstance. Et la réponse peut être l'adoption du nouveau missile du théâtre "Iskander".

Sans la lettre "E", il pourrait évidemment porter à plus de 280 mais à moins de 500 km, limite imposée par le Traité sur les missiles à moyenne et à plus courte portée. Et l'ogive pourrait sûrement être autre qu'explosive percutante ou fusante.

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