L'invention du patrimoine (2)

© RIA Novosti . Hugo NatowiczNatalia Samover, historienne et membre d’Arkhnadzor
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Plongée dans l'histoire récente de la Russie avec Natalia Samover, historienne et membre de l'organisation de protection des monuments Arkhnadzor.

Plongée dans l'histoire récente de la Russie avec Natalia Samover, historienne et membre de l'organisation de protection des monuments Arkhnadzor. Deuxième partie.

Cliquez ici pour lire la première partie.

Etes-vous satisfaits du chemin parcouru?

La dynamique est bonne, mais c'est un processus très complexe. Avant tout, nous sommes parvenus à modifier radicalement l'atmosphère dans la ville et le pays précisément parce que nous étions épaulés par la presse. Déliés de la politique, nous avons échappé à toute forme de limitation légale sur la diffusion de notre message. Nos démêlés avec la mairie bénéficiaient de la bienveillance des médias, qui entretenaient eux-mêmes des relations difficiles avec l'hôtel de ville. Le fait que nous soyons à Moscou a également permis de diffuser le message à de nombreuses villes, ce qui a provoqué l'émergence d'autres organisations similaires.

Quelles ont été les résultats concrets de votre action? Quelque chose a changé de façon fondamentale?

Oui, énormément de choses sont survenues. Primo, le plan général d'aménagement de Moscou a été suspendu. Il était combattu par de nombreuses organisations. Loujkov l'avait en son temps adopté malgré les protestations. Quand en septembre 2010 le président Medvedev a limogé M. Loujkov, un de ses arguments les plus importants était le fait que le maire avait porté une grave atteinte au patrimoine historique de Moscou et à l'aspect de la ville. Cela faisait plusieurs années que le centre fédéral s'efforçait de se débarrasser de Loujkov, sans succès, et notre problématique a été utilisée par le pouvoir comme un instrument de lutte contre cet homme politique, qui était extrêmement influent.

La nouvelle administration municipale a immédiatement annoncé qu'elle adopterait une nouvelle politique d'urbanisme. Plusieurs signaux forts ont été émis. Un des premiers gestes du nouveau maire, Sergueï Sobianine, a été d'annuler le chantier visant à construire un énorme centre d'affaires sur la place Khitrovskaïa, ce qui l'aurait défigurée et rayé les espoirs de lui redonner son aspect historique.

A quel rythme les monuments historiques disparaissent-ils à Moscou actuellement?

La situation est complexe, car on détruit en réalité chaque année plus de monument depuis l'arrivée de Sobianine que sous Loujkov. Entre 10 et 12 sites ont été détruits en un an. C'est plus que ce que l'on détruisait durant les dernières années du mandat de Loujkov. C'est lié au fait que Sobianine a annoncé le gel de tout nouveau projet de centre commercial ou d'affaires, ce qui a encouragé les constructeurs a achever en tout hâte les projets déjà lancés.

Cela a notamment conduit à la destruction de la Mosquée de Moscou, un monument du XIXe emblématique de la capitale en tant que grand centre eurasien. La marie de Moscou n'étant pas parvenue à obtenir la construction d'une plus grande mosquée dans un autre quartier, il ne restait qu'une solution: la bâtir à ce même endroit. Le chantier avait commencé. Prétextant une imprécision infime dans l'orientation du bâtiment vers la Mecque, on a détruit le bâtiment. On a affirmé que la mosquée s'était effondrée suite à une forte pluie…

Pouvez-vous commenter ce qui se passe autour du Centre panrusse des expositions (VDNKh)?

Le VDNKh est un site absolument unique. Il mériterait que la Russie le promeuve en vue de son inscription sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco. C'est un projet utopique du communisme. A ce titre, il comporte un potentiel touristique énorme, c'est une sorte de "kolkhoze idéal". Il a été pensé comme un modèle de l'avenir communiste réalisé, où les immeubles seront des palais, l'été sera perpétuel, l'agriculture formidablement productive, et les gens seront heureux.

Seule la partie centrale du VDNKh est protégée, mais la surface du site historique est bien plus vaste. Il y a beaucoup d'espaces verts, très fréquentés par les familles moscovites. Les promoteurs ont jeté leur dévolu sur certaines zones non protégées pour y construire des sites économiquement rentables, notamment un océanarium. C'est une tentative déguisée de privatiser l'espace public. Nous tentons actuellement de nous opposer à ce projet qui n'est qu'à sa phase préparatoire, en démontrant la valeur des bâtiments menacés pour qu'ils obtiennent le statut de zone protégée. Les gens sont très mobilisés, car engagés en faveur de la préservation de cet espace en tant que parc. Nous avons des chances d'obtenir la révision du projet auprès des autorités. Pour cela, il faut avant tout que le VDNKh soit reconnu dans son unité.

Et aux alentours de Moscou?

La situation est critique. Les espaces entourant les grandes villes sont soumis à une très forte pression liée à la construction sauvage de cottages, de datchas, un phénomène très implanté en Russie. Il est extrêmement tentant de construire sur le territoire de monuments historiques. C'est ce qui s'est passé sur le champ de bataille de Borodino et dans le parc du château d'Arkhangelskoïe.

Y a-t-il un déficit au niveau de la législation?

Non, les textes existent, le problème c'est l'application de la loi. C'est ce que répète régulièrement le président Medvedev, qui appelle à restaurer le respect envers la loi. Certaines personnes assez riches peuvent s'entendre avec les autorités locales, acheter la décision d'un tribunal. Nous protégeons les sites du patrimoine car ils sont protégés par la loi. Malheureusement, on note des efforts visant à modifier la loi en faveur des promoteurs et des entreprises de BTP. Début 2011, on a ainsi assisté à une tentative de faciliter la radiation de certains sites de la liste des monuments protégés. Nous avons en outre mis au point un projet de loi visant à rendre la législation plus adaptée au contexte actuel, mais il a rencontré une forte résistance à la Douma.

Défendre la loi tout en restant apolitique: difficile de ne pas y voir un lien avec les manifestations qui ont eu lieu après les élections législatives de décembre 2011.

C'est effectivement un seul et même processus, et nous avons commencé trois ans avant que cela acquière une dimension massive. En Russie, le système de partis est faible, et l'opposition est assez impopulaire. C'est parce que la société civile n'y est pas encore formée. Tout cela n'arrivera pas tant que nous n'aurons pas de citoyens dans le plein sens de ce terme. Et les citoyens se forment sur des projets absolument apolitiques. Il y a dix ans, les premières initiatives civiques sont venues des organisations caritatives. Elles remplaçaient l'Etat dans les cas où ce dernier était inefficace, comme l'aide aux enfants pauvres et aux orphelins. Comme des bactéries arrivées sur une planète morte, elles ont créé le sol et l'atmosphère nécessaire au développement des autres. Les organisations caritatives, écologiques et d'urbanisme créent le terreau d'où naîtra une société complexe.

Les changements sont allés si vite dans le milieu urbain que les gens cessaient de s'y reconnaître. Le lieu avec lequel je m'identifie n'existe plus. Le square où je me promenais avec ma future femme a disparu… L'homme sent qu'il n'est plus nécessaire dans cette ville, presque menacé. C'est dans cette conscience intime, dans ce lien entre l'homme et sa ville que se trouve le ressort profond de notre activité. C'est en informant, en faisant comprendre cette ville que l'on voit tous les jours sans y prêter attention, que l'on forme peu à peu un citoyen éveillé. Un homme qui comprend quelque chose à sa ville, ressent sa beauté, comprend son lien avec elle.

Un des problèmes de la Russie est que les gens quittent le pays, c'est ce qu'on appelle la "fuite des cerveaux". Ils pensent qu'ici c'est nul, et qu'ailleurs ce sera mieux. Une personne qui aime sa ville a beaucoup moins de chances d'en partir. Il aura envie de changer quelque chose, ici et maintenant. Voilà la logique: découvrir, aimer et défendre sa ville. Un citoyen, c'est une personne qui sent qu'elle constitue un maillon entre passé et avenir. Nous contribuons à former des citoyens russes.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction.

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