Un consommateur heureux

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Par Maxime Krans, RIA Novosti
Portrait du Russe contemporain dans un système de valeurs en mouvement

Par Maxime Krans, RIA Novosti

Que l'homme garde une propension au bonheur même dans une période difficile est probablement l'un des paradoxes de sa conscience et de sa psychologie. En effet, peut-on éprouver ces sentiments dans les conditions d'une tension extraordinaire? Peut-on se sentir heureux quand tout change autour de nous? Confucius nous avait prévenus, Dieu nous garde de vivre à l'époque de grandes mutations. Et la Russie vit aujourd'hui une période de changements. Qu'importe. Selon les données d'un récent sondage effectué par le Centre national d'étude de l'opinion publique (VTSIOM), 77% des Russes se disent heureux. Et ce n'est pas tout, comme le constatent les sociologues, ces dix dernières années, le nombre des heureux a augmenté de 17%.

Comment l'expliquer? S'agit-il d'une évolution de nos représentations du bonheur, ou bien de nous-mêmes? Ce n'est probablement pas par hasard qu'Arturo Graf, homme de lettres italien, a déclaré que la représentation du bonheur tenait aux critères humains. Nous avons apparemment affaire à un processus qui se produit dans la conscience sociale, ce que les sociologues qualifient de changement du système des valeurs.

En effet, ces valeurs changent. Dans les années 1930, 1950, voire dans les années 1970, nos compatriotes quittaient leurs foyers et partaient dans des régions lointaines, en Sibérie ou dans le Nord, en vue de construire de nouvelles villes, d'ériger de nouveaux géants industriels, de labourer et d'ensemencer les terres en friche, de construire des chemins de fer, des autoroutes, des canaux, mais ils ne cherchaient nullement une vie meilleure et des biens matériels. La "Patrie", la "puissance de l'Etat", le "patriotisme" n'étaient pas pour la majorité des citoyens des notions vides de sens ou des modèles rhétoriques. C'est compréhensible sachant qu'on leur avait inculqué depuis l'enfance que les intérêts de la société devaient prévaloir sur les intérêts individuels.

Au bonheur s'était substitué la promesse de son avènement, mais en attendant, il fallait patienter, se serrer la ceinture, oublier temporairement ses propres intérêts et, parfois même, ses besoins élémentaires. Les gens ont attendu durant des années et des décennies, se refusant tout, effectuant un travail exténuant sur les chantiers de construction, vivant dans des baraques froides et surpeuplées, faisant la queue, des heures durant, pour acheter du pain...

La formule du bonheur

A présent, l'époque et les idéaux ont changé, de même que la formule du bonheur. Pour les Russes, elle comporte, avant tout, une maison individuelle (69%), un mariage heureux (65%) et un travail bien rémunéré (57%). Seuls 8% privilégient un travail utile au bien public. Il n'est pas anodin de constater qu'en 1991, 21% de nos concitoyens étaient prêts à se contenter de l'utilité de leur travail. Est-ce un bien ou un mal, il ne m'appartient pas d'en juger. Peut-être, n'y a-t-il rien de répréhensible en cela : en effet, si l'on vit dans le bonheur, l'aisance et l'amour réciproque, l'Etat gagne en prospérité. L'ère du consommateur heureux est arrivée.

L'explication la plus simple de cette transformation survenue dans la conscience et la psychologie des Russes réside probablement dans l'adoption des valeurs de la société capitaliste, fondées sur la propriété privée et la prééminence de la vie privée.

Non seulement nous les adoptons, mais nous nous y adaptons activement. Selon les sondages effectués depuis plusieurs années par le VTSIOM et le Centre Levada, si, en 1994, au début des réformes libérales, 4% des Russes se satisfaisaient, pour l'essentiel, de leur vie, ils sont à présent un tiers. Toujours en 1994, seuls 9% des personnes interrogées estimaient que "tout n'allait pas si mal, qu'on pouvait vivre", contre un quart aujourd'hui.

Si l'on regarde de près l'évolution du moral des Russes ces dix dernières années, il est impossible que l'on passe à côté de leur regain d'optimisme. Ainsi, au cours de ce laps de temps, on a constaté un renforcement des sentiments comme l'espoir (de 13% à 41%), la dignité humaine (de 4% à 10%), la fierté de son peuple (de 3% à 9%) et une diminution considérable des de la lassitude et de l'indifférence (de 42% à 25%), du désarroi (de 24% à 10%), de l'irritation et de l'agressivité (de 35% à 14%). Bref, comme le disait Staline, "la vie est plus belle, elle est plus joyeuse".

Certes, de nombreux Russes rattachent le bonheur à l'aisance. Et parmi les sondés qui se considèrent comme aisés, 94% se disent heureux, alors qu'ils ne sont que 54% parmi les franges les plus pauvres de la population. Ceux qui gagnent peu et manquent constamment d'argent constituent la plus grande partie des personnes ne se considérant pas comme heureuses.

Néanmoins, rares sont ceux qui estiment que le bonheur dépend directement de l'argent. Est-ce la formule russe du bonheur qui ne consiste pas pour nous dans la masse d'argent? Nous en faut-il vraiment peu pour nous sentir heureux? Le peuple russe est probablement habité par un principe sain que ni les épreuves, ni les privations, ni les expériences dont il a été l'objet durant de nombreuses décennies, n'ont pu détruire, pas plus que les mutations actuelles.

Une voie particulière de développement

Impossible de compléter le portrait du Russe contemporain sans aborder son attitude envers les valeurs fondamentales et les orientations officiellement proclamées par la nouvelle Russie. Les sociologues ont notamment voulu savoir quel modèle les Russes préconisaient pour leur pays. Il s'avère que 32% d'entre eux voudraient qu'il soit "semblable aux pays d'Occident, qu'il soit organisé de façon démocratique et qu'il ait une économie de marché", 39% souhaitent que ce soit un "Etat organisé de manière particulière et suivant une voie de développement particulière". Si l'on compare ces réponses à celles de 1997 (respectivement, 47% et 18%), l'évolution des esprits est évidente. Seuls 17% des sondés se disent nostalgiques du socialisme de l'URSS : tout l'indique, il s'agit d'une "espèce en voie de disparition".

En quoi consiste la particularité de la voie russe? Pour certains, c'est le développement économique du pays assurant que les préoccupations des simples gens prévalent sur les bénéfices et les intérêts des "grands" (34%). Pour d'autres, il s'agit de la composante morale dans les rapports entre l'Etat et les citoyens (18%). Certains justifient le caractère particulier de la voie russe de développement par l'incompatibilité des valeurs et des traditions russes et occidentales, ou bien par l'existence d'un entourage hostile et la menace d'agression (9%). Les représentations à ce sujet sont très variées.

Cependant, les sondages montrent qu'une partie considérable de la population russe s'est déjà habituée à la réalité capitaliste et qu'elle a appris les nouvelles règles du jeu. Ainsi, 43% estiment que les réformes engagées dans le pays depuis 1992 ont fait plus de bien que de mal. Le nombre de partisans de l'économie de marché s'est accru : ils sont aujourd'hui 66%.

L'attitude envers la propriété privée a également changé. La majorité écrasante des Russes souhaitent que leurs citoyens soient propriétaires de petites entreprises, de cafés et de magasins. Sans nul conteste, le nombre de ceux qui souhaitent que les grandes usines, entreprises et propriétés foncières soient propriété privée est bien inférieur : cela s'explique par la perception négative des "oligarques" qui s'est formée au fil des ans. C'est probablement la raison pour laquelle les deux tiers des sondés insistent sur l'introduction d'une loi limitant les revenus individuels ("pour qu'il n'y ait pas de millionnaires chez nous). 89% estiment que l'Etat doit fixer les prix de tous les produis et services, ou presque. Par conséquent, les représentations russes du marché sont aussi "particulières" : la production doit être capitaliste, bien qu'avec une puissante composante de l'Etat, et la distribution, obligatoirement socialiste...

Une démocratie qui suit sa propre voie

Quant à la démocratie, tout est, semble-t-il, clair : 67% des participants au sondage sont certains que la Russie en a besoin. Mais il reste un paradoxe : 51% (contre 35%) des citoyens sont certains que le modèle démocratique occidental d'organisation de la société ne convient pas à la Russie. Quel modèle convient donc? La Russie a déjà vécu la "démocratie socialiste" de caserne et ressenti ses avantages. "Une démocratie souveraine"? Il serait également déplacé d'en parler, tout comme de la démocratie "occidentale", car les Européens et les Américains ne l'ont pas brevetée!

Que nous le voulions ou non, l'histoire ne propose que deux schémas politiques d'organisation de l'Etat : autoritaire ou démocratique. Le premier a été rejeté par la Russie en 1991. Le deuxième n'est certainement pas idéal, à l'instar de n'importe quel autre régime politique. Mais, comme l'avait déclaré très justement Winston Churchill, "la démocratie est la pire forme de gouvernement à l'exception de toutes les autres".

De nombreuses réponses données au cours des récents sondages sont aussi étonnantes, que rassurantes. Ne serait-ce que l'attitude des interrogés envers leur pays natal et la vie qu'ils y mènent. Malgré la critique émise à l'égard de certains aspects de la réalité contemporaine, la majorité des Russes ne veulent pas chercher une vie meilleure à l'étranger. Comme l'atteste un récent sondage du Centre Levada, 78% des Russes ne quitteraient leur pays sous aucun prétexte pour aller vivre dans un autre : même si la vie y est plus aisée et plus libre...

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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