Mission de reconnaissance de Joe Biden à Moscou

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Fedor Loukianov - Sputnik Afrique
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La visite à Moscou du vice-président américain Joe Biden a focalisé l'attention des commentateurs, et cela est compréhensible.

La visite à Moscou du vice-président américain Joe Biden a focalisé l'attention des commentateurs, et cela est compréhensible. Premièrement, M.Biden est le second personnage des Etats-Unis, pas seulement par ses fonctions, mais également sur le fond. Deuxièmement, il est activement impliqué dans les problèmes de la Russie. C’est précisément le vice-président qui a annoncé deux ans auparavant le redémarrage à la tribune de la conférence de Munich sur la sécurité. Il a également accordé en été 2009 une interview qui a fait sensation en déclarant que la Russie était un pays en déclin, et qu’elle devrait de toute façon faire des concessions à l’Occident et aux Etats-Unis en raison de ses problèmes internes. Enfin, Joe Biden, grâce à son influence au sein du Congrès, a joué un rôle déterminant dans la ratification du Traité de réduction des armes stratégiques (START) en décembre dernier.

Etant donné que le programme du redémarrage prévu au printemps 2009 est accompli, un autre ordre du jour est aujourd’hui nécessaire, et la venue du vice-président est le premier pas dans cette direction. Il existe trois groupes de questions, sur lesquelles il faudra essayer de trouver un terrain d’entente.

Le premier groupe est stratégique. Aussi bien de la part de la Russie que des Etats-Unis, on entend des déclarations optimistes mais floues concernant la possibilité de s’entendre sur le système de défense antimissile (ABM) commun en Europe. Pratiquement avec les mêmes intervalles on nous annonce que les négociations sont difficiles, et que les chances de trouver un accord sont faibles.

A la veille de la visite de Joe Biden, le croiseur lance-missiles Monterey a mis le cap sur la mer Méditerranée pour une veille permanente, et la Secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton a déclaré son intention de déployer en Pologne une base aérienne américaine et des missiles Standard-3M. Le bâtiment de guerre et les armes sur le territoire polonais feront partie du système ABM, dont la création a été annoncée en septembre 2009 par Barack Obama. Moscou a été moins alarmé par l’infrastructure ABM (au stade actuel elle ne menace pas les missiles stratégiques russes), que par la perspective d’apparition d’une base aérienne. A vrai dire, cette dernière a plutôt un sens politique: Varsovie a été indignée par la dénégation des Etats-Unis des accords signés auparavant concernant le déploiement des silos antimissiles, et Washington a voulu donner quelque chose en échange au fidèle allié.

Cependant, ce n’est plutôt qu’un détail dans la large palette des contacts stratégiques russo-américains. En ce qui concerne le tableau d’ensemble, la compréhension mutuelle sur l’ABM n’a pas lieu d’être. Moscou fait d’importantes propositions au sujet de la responsabilité conjointe qui pourraient effectivement changé la nature des relations. Cependant, il existe des problèmes (surmontables) techniques et psychologiques, autrement dit l’absence de confiance (théoriquement surmontable), quant à leur mise en œuvre. A vrai dire, il existe une option intermédiaire qui, de toute évidence, est réalisable et souhaitable: le renforcement de la coopération pour l’échange d'informations et la coordination des mesures, tout en conservant l’autonomie des systèmes et, par conséquent, la situation de dissuasion mutuelle.

Le deuxième groupe de questions, qu’on pourrait appeler régional, est étroitement lié à la sphère stratégique. La Doctrine de défense américaine récemment rendue publique stipule que les militaires américains accordent de moins en moins d’attention à l’Europe. Par contre, leur attention est rivée sur l’Asie. Ce document ne fait référence à la Russie qu’une seule fois et également dans le contexte asiatique: elle est qualifiée de partenaire indispensable pour y renforcer la stabilité et la sécurité. Il s’agit clairement de l’Iran et de l’Afghanistan, d’une part, et d’autre part de l’Asie orientale. La seconde est d’autant plus remarquable, car le renforcement prévu de la concurrence entre Washington et Pékin contraint les Etats-Unis à évaluer d’une autre manière le rôle éventuel de la Russie. En fait, la discussion au sujet de l’ABM russo-américain commun est directement liée à ce thème: le rapprochement stratégique de Moscou et de Washington préoccupe forcément la Chine et, par conséquent, la Russie ne peut pas ne pas en tenir compte.

En ce qui concerne l’Iran et l’Afghanistan, il est difficile de séparer la suite des événements dans ces pays de la tempête sévissant au Proche-Orient et en Afrique du Nord. A Moscou, Joe Biden cherchera certainement à évaluer dans quelle mesure la Russie est prête à soutenir les actions de pression sur la Libye, politiques, économiques et militaires. Etant donné que la Russie n’a contracté aucun engagement envers le régime de Kadhafi, le Kremlin est probablement enclin à un marchandage pragmatique, si, évidement, les Etats-Unis veulent effectivement faire quelque chose en Libye et sont prêts à proposer quelque chose en échange.

Le troisième groupe est économique. La visite de Joe Biden à Skolkovo (centre d'innovation près de Moscou) s’inscrit dans un rituel désormais obligatoire, il ne faut pas s’attendre à un effet pratique. Contrairement à l’Europe, où les grandes entreprises captent clairement les signaux politiques du gouvernement, aux Etats-Unis la Maison Blanche ne donne pas d’ordres aux compagnies. La progression au sujet de l’adhésion de la Russie à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est plus probable. Il semblerait que Washington soit effectivement intéressé par l’adhésion de la Russie. Le fait qu’à la même période soient fixées les consultations à ce sujet entre la Russie et la Géorgie est probablement une coïncidence. Mais le début de ce dialogue complexe montre que le processus aborde sa phase finale.

En 2009, Joe Biden a prédit la future réduction du champ d'action de Moscou en raison de la crise démographique et économique, ainsi qu’en raison de l’aggravation des problèmes au Sud et à l’Est, le long des frontières russes. Le vice-président a désigné correctement les faiblesses objectives de la Russie, bien qu’il ait choisi une formulation méprisante pour le faire.

Quelle que soit la raison, la politique de la Russie est devenue plus souple. Moscou tente d’éviter des aggravations inutiles. Toutefois, les Etats-Unis ont également rencontré des difficultés croissantes dans les affaires internationales, et ils ont besoin de nouveaux partenaires et de nouvelles approches pour les surmonter. La croissance de la Chine, l’impasse en Afghanistan, l’expansion de l’influence iranienne, le développement chaotique des événements au Proche-Orient qui pourrait conduire à l’effondrement du système en place, le déficit budgétaire qui contraint les Etats-Unis à limiter les dépenses destinées à leur politique étrangère et militaire: tout cela fait un effet dégrisant à Washington. Pour cette raison, quelle que soit l’opinion de Joe Biden au sujet des perspectives de la Russie, ni lui, ni les autres dirigeants américains ne pourront l’ignorer.

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La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.

Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.

 

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