Maxime Kantor. Vers une renaissance de la renaissance

Maxime Kantor. Vers une renaissance de la renaissance
Maxime Kantor. Vers une renaissance de la renaissance - Sputnik Afrique
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L'expo de Maxime Kantor, ex-dissident chouchouté des Muses, écrivain et peintre de génie, s'est ouverte au Musée Russe de Saint-Pétersbourg le 20 juin pour ne fermer ses portes que le 23 juillet.

Auteur du fameux « Manuel de dessin », œuvre colossale étalée sur 1500 pages (!) tantôt comparée par divers critiques à une cathédrale moyenâgeuse, tantôt au pluridimensionnel « Docteur Jivago », tantôt à l'édifiant « Guerre et paix », auteur de nombreuses critiques particulièrement acerbes, artiste en résidence de l'université d'Oxford, toutes ces esquisses de présentation pâlissent face à la richissime personnalité de Mr. Kantor. Il est des peintres, des dessinateurs sans doute talentueux mais qui peuvent passer à côté de l'intérêt général en laissant indifférents. Ceci est loin d'être le cas de notre homme, admiré ou abhorré selon le type de publique interrogé, selon les intentions que celui-ci prête à l'art. Le seul problème réside dans le fait, que ce public demeure hélas restreint, quant à l'œuvre de Kantor, marquée d'un hermétisme que je trouve injuste. Et pour cause : ses eaux-fortes retracent l'histoire du XX s. sous une forme de pamphlets philosophiques dont la subtilité rejoint un comisme amer un peu dans le style des Voyages de Gulliver d'un Jonathan Swift. Cette allusion guliverienne est d'ailleurs tout à fait de mise, puisque l'auteur en personne met le doigt dessus en arborant une litho très représentative signée Mort d'un tyran qui montre un immense Staline mort étendu dans le long couloir d'un appartement communautaire, entouré de minuscules personnages contemplant non sans un froid cynisme le corps inanimé.

Cela étant, Maxime Kantor s'enfonce bien plus loin que ne s'enfoncerait le pamphlétaire classique de nos jours et là, il semblerait que ses racines, son éducation n'y soient pas pour rien. Son père, le philosophe Karl Kantor, était un grand ami du penseur géorgien Merab Mamardashvili, kantien jusqu' à la moelle des os qui a laissé de généreuses réflexions métaphysiques sur Descartes, Kant et Proust et ce dans un esprit accessiblement socratique. De même connaissait-il bien Alexandre Zinoviev, philosophe-dissident, lui aussi caricaturiste-pamphlétaire brillant dont la vie fût un parcours épique et pénible contre un régime dont il ne pouvait accepter les ressorts. Je n'hésiterais pas une seule seconde à avancer que l'œuvre de Kantor est surtout et avant tout de source zinovienne avec cette différence flagrante que Maxime a en quelque sorte élargi les horizons de son père spirituel. Considérons schématiquement sa vision de l'art et donc, dans une certaine mesure, du monde. En voici les thèses déterminantes:

La conceptualisation toute crue est une vilaine habitude dont il faudrait se défaire. La pipe de René Magritte qui en fait n'en est pas une illustre cet embarras éprouvé par Kantor face au jeu de mots insolent et repu d'une originalité factice. Souvenons-nous, à ce sujet, de l'argument tardif de Magritte en faveur de sa pipe inclue dans la Trahison des images, innovation créative épatante des années 20: « La fameuse pipe, me l'a-t-on assez reprochée! Et pourtant, pouvez-vous me la bourrer ma pipe? Non, n'est-ce pas, elle n'est qu'une représentation. Donc, si j'avais écrit sous mon tableau «ceci est une pipe», j'aurais menti! ». A cette logique qui se voulait infaillible, Kantor rétorque en toute bonne foi: « Moi, je dessinerais cent livres et au lieu d'écrire ce ne sont pas des livres, j'écrirais cent romans ». Même si je suis dans l'à-peu-près avec ma traduction, le sens n'en est aucunement altéré. Selon l'auteur, la conceptualisation soi-disant exhaustive de telle ou telle réalité est stérile en ce qu'elle ne peut engendrer ni grand texte, ni grande peinture. Sa prétention à relier image et message écrit se réduit à une humble, voire piteuse imitation de l'eidos (forme) aristotélicien ou, pis encore, à sa caricature supérieurement impertinente.

La façon extrêmement critique et large dont Kantor perçoit les figurations de l'art sous toutes ses déclinaisons nous fait remonter le temps, nous projette sous l'ombrage vert glauque de la forêt de Fontainebleau après des siècles de pluie. En étoile filante, la Dame à la licorne vient juste de passer, c'est la Renaissance qui montre le bout de son nez curieux, opérant une sorte de pirouette archéoavangardiste vers le coffre-fort de l'Antiquité. L'universalisme de cette période, excellemment décrit par Umberto Eco dans La poétique de l'œuvre ouverte, séduit Kantor au point qu'il l'amène à interpréter ses propres créations dans la lignée de Mallarmé («Nommer un objet c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème, qui est faite du bonheur de deviner peu à peu: le suggérer … Voilà le rêve»). L'allégorisme qu'épouse Maxime se retrouve, plus précisément dans son cas, chez Franz Kafka (ses procès, ses châteaux, attentes et tortures ne devant pas être saisie dans leur signification littérale) et il faudrait aller en chercher les racines dans l'allégorisme de la Sainte Ecriture, Œuvre à quatre étages, élancée de la littéralité la plus limpide jusqu'aux nébuleuses dorées de l'anagogie (niveau d'interprétation mystique de la Bible).

A ce sujet, on s'aperçoit que depuis le début des années 2000, ce ne sont pas les références religieuses qui manquent dans les peintures de Kantor, que ce soit par le biais de petits signes discrets (descentes de croix pour figurer les folies obstinées du pouvoir), celui de tableaux symboliques faisant contraste avec d'autres œuvres plus typiques (arbre esseulé, estropié, figurant le Messie dans sa tourmente), représentation du défunt Jean-Paul II, abattu par la peine que lui inflige la vision d'un Irak dévasté par la grande Pieuvre capitaliste.

Enfin, il convient de voir en Kantor le modèle type de l'intellectuel engagé. La critique sociopolitique qui articule son œuvre abondante et effervescente est une symphonie en deux temps: celui d'un syncrétisme à fonction cathartique. Exemple classique: la représentation de Fanny Kaplan qui a tenté d'assassiner Lénine revêt les traits physiques de Charlotte Corday qui tua Marat. La nature de cette fusion est tout à fait claire, il faut voir au-delà des siècles ce qu'est l'extrémisme engendré par son frère jumeau. Ce jeu de parallélisme, démarré, grosso modo, à partir de l'année de la mort d'Alexandre III, en 1882, se poursuit en points de suspension jusqu'à la présidentielle de Poutine. La catharsis ou purgation des passions, mot employé pour la première fois par Aristote pour désigner l'effet de purification que produit sur les spectateurs une représentation dramatique, est ici au rendez-vous plus que jamais. Le deuxième temps de cette symphonie inlassable, aussi alarmante que la symphonie numéro 8 de Dimitri Chostakovitch, plonge finalement dans la quasi-sérénité de sa neuvième symphonie, dans le monde dépouillé de réminiscences fragmentaires que sont les bribes de l'enfance … n'importe quoi, parfois même le linoleum déchiré de la cuisine dans un appart communautaire du vieux Moscou. Cet entremêlement magnifique est bassiné de la rosée de lointaines Renaissances, où chaque lettre, chaque débris, l'image la plus modeste font partie intégrante d'un univers complexe. Ainsi, égrenant le florilège par moments assez macabre du XX siècle, Kantor avait projeté la construction d'une Eglise en Italie qui renfermerait des peintures avec les étapes clés du XXème siècle, siècle non moins long, apparemment, que le XIXème. N'est-ce pas une continuation digne de l'esprit de la Chapelle Sixtine? N'est-ce pas une voie intéressante à emprunter ou plutôt à réemprunter?

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