Pourquoi je suis contre la capture d'Assange

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On dit que la vie d'un homme est une pièce de théâtre. Mais dans la vie de certains chanceux, divers genres se succèdent avec une rapidité vertigineuse. Le plus notable "prisonnier d'ambassade" de notre époque, Julian Assange, en fait partie.

On dit que la vie d'un homme est une pièce de théâtre. Mais dans la vie de certains chanceux, divers genres se succèdent avec une rapidité vertigineuse. Le plus notable "prisonnier d'ambassade" de notre époque, Julian Assange, en fait partie.

Assange est le "bon gars" classique, le héros irréprochable du drame politique sur le "droit de la société de savoir". Le personnage négatif d'une pièce sur le thème social sur un prédateur sexuel. Le figurant d'un intermède policier avec le titre symbolique "Scotland Yard Brake". Et voici la réincarnation finale de Julian Assange pour une longue période: le grand révélateur de secrets mondiaux s'est transformé en un héros central d'un feuilleton TV latino-américain avec un léger penchant politique.

En écoutant les philippiques des présidents de l'Equateur et du Venezuela adressées au Royaume-Uni, du genre "vous vous moquez du droit international et vous ne respectez pas les droits de l'homme", j'ai du mal à me retenir d'éclater de rire. Ajoutez aux discours de Rafael Correa et d'Hugo Chavez l'expression soviétique "et vous, vous lynchez bien les noirs chez vous", et toute cette histoire atteint définitivement le niveau de la farce.

Cependant, la vie réelle est toujours trop à l'étroit dans les limites d'un seul genre scénique. D'après moi, les hommes politiques latino-américains qui ont du tempérament ont raison quelque part.

"D'après la loi sur le statut des locaux diplomatiques et consulaires de 1987, une ambassade peut être privée de son statut diplomatique si elle cesse d'utiliser le sol britannique pour remplir les termes de sa mission ou à des fins consulaires": cette phrase bureaucratique ennuyeuse tirée de la lettre du ministère britannique des Affaires étrangères envoyée à l'Equateur est en réalité une véritable bombe politique à retardement. Une bombe qui peut exploser n'importe quand et n'importe où.

La loi de 1987 n'a pas été adoptée au Royaume-Uni par hasard. Trois ans auparavant, Londres s'est retrouvé dans une situation où la police n'a eu pas d'autre choix que d'assiéger une ambassade étrangère.

En 1984, la Libye était en pleine "révolution culturelle" locale. Les institutions gouvernementales officielles ont été supprimées et remplacées par des comités révolutionnaires – la Libye était devenue un "Etat des masses".

Pour l'ambassade libyenne de Londres (oups, pardon – le Bureau populaire libyen de Londres) cela signifiait la chose suivante: en février de la même année les diplomates professionnels ont été renvoyés de l'ambassade. Ils ont été remplacés, évidemment avec l'approbation du dirigeant libyen, par les étudiants fidèles à Kadhafi du comité révolutionnaire local.

Le 17 février 1984, cela a provoqué une tragédie. Ce jour-là, les opposants à Kadhafi du Front national pour le salut de la Libye ont organisé une manifestation devant l'ambassade. Les "étudiants révolutionnaires" ont averti les autorités britanniques de leur ferme intention d'organiser une contre-manifestation.

C'est la raison de la présence sur la place d'un grand nombre de policiers. Tout à coup, une rafale a été tirée depuis l'ambassade. 11 personnes avaient été touchées par balle. Une policière de 26 ans, Yvonne Fletcher, a été blessée au ventre. Son fiancé, qui était également policier, est immédiatement venu à son secours. Mais une heure plus tard la jeune femme est décédée à l'hôpital.

La radio libyenne à Tripoli a immédiatement annoncé que la mission diplomatique libyenne de Londres avait fait l'objet d'un assaut armé. Et pour se protéger contre cette "terrible attaque terroriste" les gardes du bâtiment ont utilisé les armes en état de légitime défense.

Le président de l'Equateur devrait prendre note que même après ce crime cruel et cynique, personne n'a pris d'assaut l'ambassade libyenne. La police l'a simplement assiégée. Et 11 jours plus tard, tous les "diplomates" libyens ont été expulsés du Royaume-Uni.

Le meurtrier d'Yvonne Fletcher n'a pas été traduit en justice. On suppose qu'il a quitté l'ambassade immédiatement après avoir tiré.

Et maintenant, posons-nous la question: est-ce que la loi de 1987 est applicable dans la situation actuelle avec Assange? Le "grand révélateur" n'a tué personne. Les chances qu'il commence à tirer sur tout ce qui bouge depuis le balcon de l'ambassade de l'Equateur sont nulles.

D'autant qu'en devenant "l'invité des diplomates équatoriens", Assange s'est puni lui-même. Désormais, hormis sa remise aux autorités britanniques, il n'a que trois solutions.

a) Vivre à l'ambassade pendant de longues années. De facto, c'est une assignation à résidence pas très différente de la confortable prison suédoise (pour bien des raisons je ne crois pas beaucoup à la remise d'Assange aux Etats-Unis et à sa condamnation à la peine capitale).

b) Tenter de se glisser entre les "limiers" britanniques et réussir à fuir en Equateur. Je pense que les "limiers" britanniques seront sur le coup. La ruse du déguisement ou du voyage dans le coffre d'une voiture diplomatique n'a pas beaucoup de chances de réussir.

c) Changement de gouvernement en Equateur.

Le renversement de présidents en Equateur est une sorte de sport national. Voici un bref résumé de l'histoire du système gouvernemental équatorien des dernières années.

Le président Bucaram a été destitué par le Congrès pour incapacité mentale à exercer le pouvoir. Le président Jamil Mahuad a été renversé suite à un coup d'Etat militaire. Le président Gustavo Noboa a obtenu l'asile politique de la part de la République dominicaine. Le président Lucio Gutiérrez a été destitué pour "ne pas avoir rempli ses devoirs constitutionnels".

Le président Rafael Correa paraît en plutôt mauvaise posture dans ce contexte. Il dirige le pays depuis plus longtemps que quiconque au cours des dernières décennies: plus de cinq ans. En 2010, Correa a même survécu à une tentative de coup d'Etat.

Mais tout peut arriver. Au vu des mœurs politiques locales très chaudes, Rafael Correa pourrait à tout moment devenir ex-président. Ce qui ferait d'Assange un ex-invité de l'ambassade équatorienne. Le successeur de Correa ne partagerait pas forcément son attitude très négative envers les Etats-Unis. Et si, au contraire, il voulait marquer des points aux yeux des USA?

On se demande alors pourquoi Londres a eu besoin d'en faire tout un plat et de faire allusion à une éventuelle extraction de force d'Assange de l'ambassade équatorienne. On l'ignore. En revanche, les conséquences envisageables des propos imprudents du ministère britannique des Affaires étrangères sont très claires.

La politique internationale est construite sur des précédents. Et le Royaume-Uni, à défaut d'en être la mère, est la patrie de tous les précédents, un modèle de conduite dans les procédures internationales.

Et maintenant, imaginons qu'un certain dictateur du Tiers monde décide de fouiller à l'intérieur d'une ambassade étrangère. Désormais, il a un prétexte idéal: même la Grande-Bretagne a menacé l'Equateur de prendre d'assaut son ambassade. Alors que voulez-vous de nous, un pays simple et jeune?

Un scénario cauchemardesque pour tous les diplomates du monde, n'est-ce pas? Pour cette raison, je suis heureux de voir que le MAE britannique se soit arrêté à temps et se distance actuellement de tout plan de capturer Assange par la force.

Paris valait peut-être bien une messe. Mais certainement pas Julian Assange.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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