Le squelette de la nouvelle Europe

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Fedor Loukianov - Sputnik Afrique
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La crise financière chypriote a occupé la une des journaux russes pendant plusieurs jours - et ils en ont vu de toutes les couleurs.

La crise financière chypriote a occupé la une des journaux russes pendant plusieurs jours - et ils en ont vu de toutes les couleurs. D'abord, ce fut la surprise: les agissements de l'Europe face au problème chypriote - pas très important en soi - semblaient irrationnels et destructeurs. Puis l'indignation: la Russie était mise devant le fait accompli, sans être avertie ou consultée alors que tout le monde connaissait ses intérêts. Cependant, au fur et à mesure de la prise de conscience, les mœurs se sont apaisées. A la surprise des commentateurs occidentaux, au lieu de promettre des mesures de rétorsion, le Kremlin a calmement chargé le ministère des Finances de restructurer la dette chypriote et même de coopérer avec l'UE et Nicosie pour trouver une issue à la crise. Cette réaction contraste avec l’accueil austère du ministre chypriote à Moscou, reparti les mains vides il y a trois jours. Beaucoup soupçonnent qu’un arrangement secret a été trouvé entre temps pour protéger les intérêts russes. Pourquoi pas: Vladimir Poutine et José Manuel Barroso ont discuté la situation à huis clos. Mais il semblerait surtout que les autorités russes aient apprécié la situation de manière adéquate.

Moscou ne se bat pas avec Bruxelles pour son influence à Chypre et Nicosie n'est obligé de faire son choix entre la Russie et l'UE, comme écrivaient dramatiquement les journalistes la semaine dernière. Chypre fait partie du système européen politique et économique donc même si l'île devait quitter la zone euro, ce qui reste toujours possible, elle ne partirait pas en pleine mer à la recherche de partenaires. La Russie savait que prendre part au sauvetage de l'île - sachant que Bruxelles et Berlin lui avaient fixé un ultimatum - aggraverait le conflit politique et présenterait un risque qu’elle ne récupère jamais son argent. Les obligations des actifs de Chypre, dans ces conditions, sont perfides. D'une part en cas de faillite leur valeur diminuera mais, d'autre part, vu le degré d'intégration de Nicosie au système européen, l'île ne pourra pas simplement transmettre à la Russie ses "morceaux de choix" – l'UE ne le permettrait pas. Attendre un accord dans le cadre de l'Union européenne était donc parfaitement rationnel. De même que le lancement d’une coopération constructive une fois la situation éclaircie. Moscou n'est pas intéressé par l'effondrement de la finance chypriote, du moins à court terme. Pas tant pour ses avoirs que pour le rôle de Chypre dans l'organisation des flux financiers vers l'économie russe. Et il ne s'agit pas tant de la nature criminelle de cet argent mais plutôt des lacunes du système russe, qui compliquent le travail sur place et incitent à le faire via des offshores.

Bien sûr, la Russie a joué un rôle significatif dans le règlement de la crise chypriote. La présence sur l'île d'actifs et de compagnies russes enregistrés dans la juridiction a contribué au durcissement de la position des créanciers. On imagine difficilement, dans tout autre pays de l'UE, une confiscation d'une partie des épargnes de ses banques. Cependant, le thème de l'argent sale en provenance de Russie qui serait dominant parmi les avoirs chypriotes a permis de justifier une mesure sans précédent: ce ne seront pas des Européens honnêtes mais des magouilleurs étrangers qui en souffriront. Un exemple flagrant d'utilisation des technologies politiques afin d'obtenir un résultat. Il s'avère que la Russie, officiellement toujours "partenaire stratégique", est perçue par les Européens comme une circonstance aggravante, un problème supplémentaire, et non pas un moyen de le résoudre. Le principal porte-parole de cette approche est l'Allemagne, qui a pourtant toujours joué le rôle de promoteur des intérêts de la Russie en Europe (bien sûr, l'élection aura bientôt lieu en Allemagne mais tout de même). La fameuse image de la Russie - dont on parle beaucoup ces derniers temps - sa perception à l'étranger et sa réputation ont été un facteur matériel influençant les questions plus que pratiques en termes d'économie et de politique.

Mais l'important n'est pas dans le blâme des épargnants privés pour la politique irresponsable des gouvernements ou des institutions supranationales - bien que ce soit également un choc. Pour la première fois un Etat considéré souverain a été forcé non seulement de changer sa politique économique, à l'instar de la Grèce, de l'Irlande ou de l'Espagne, mais aussi d’abandonner son modèle économique. Dans le cas de Chypre il n'était pas question d'un rétablissement financier, d'une réduction des dépenses ou d'établissement d’une discipline budgétaire. Les dirigeants allemands ont déclaré que le modèle chypriote n'était pas viable et qu'il devait changer. D'où la rigidité impitoyable de l'ultimatum, la réticence face aux compromis, bien qu'après les centaines de milliards d'euros dépensés pour boucher les trous en Grèce et d'autres pays en difficultés, les 17 milliards dont Nicosie a besoin paraissent dérisoires.

Très probablement, les architectes de la politique européenne ont pris conscience qu'en l'absence de mesures décisives pour la restructuration de l'ensemble du système, son effondrement était inévitable – tôt ou tard il sera impossible de soutenir la construction par des "coups de peinture". Par un concours de circonstances Chypre a eu la malchance d’être le cobaye de cette nouvelle approche – soit vous suivez les prescriptions des donateurs (Allemagne), soit vous prenez la direction du gouffre financier. Cette situation est appelée à montrer à tous les malchanceux actuels ou potentiels que les jeux sont terminés et que c'est l'heure de la soumission.

On peut comprendre l'Allemagne – il est impossible de boucher les brèches sans arrêt, il est temps de corriger les erreurs des années 2000 dues à l'approfondissement et à l'expansion d’une intégration hâtive et déraisonnable. Cependant, le niveau d'irritation face au dictat de Berlin est déjà élevé et il ne fera que croître car l'Allemagne commence seulement à sortir de l'ombre dans laquelle elle se cachait volontiers depuis le milieu du XXème siècle. Il est impossible de prédire comment se terminera cette nouvelle époque – par la consolidation d’un noyau européen puissant dictant ses règles à la périphérie ou par la fragmentation de l'UE en groupes opposés. Le moment est fatidique.

Les directives de la Russie, à termes, dépendent également de l'évolution de la situation en Union européenne. La crise chypriote a mis en évidence deux aspects des relations dans le cadre de l'Europe – une forte dépendance mutuelle de la Russie et de l'UE mais l'absence de mécanismes favorisant une interaction normale. En présence d'un plus grand nombre d'institutions formelles de coopération (dont se vantent constamment les hauts fonctionnaires), dans une situation d'urgence concernant directement les intérêts de Bruxelles et de Moscou, une tension est apparue au lieu d'une recherche commune de solutions et de consultations. Le massif des liens accumulés en plus de vingt ans rappelle aujourd'hui une enveloppe vide. Son contenu s'est épuisé mais on ignore comment la remplir. On peut espérer qu'aujourd'hui, alors que commence un sérieux travail pour la construction d'une nouvelle Europe, les institutions de coopération seront réellement reconstruites afin d'assurer à terme les intérêts des deux parties si étroitement liées entre elles, au lieu d'imiter le progrès pour assurer le calme des bureaucrates, comme c'était souvent le cas jusqu'à présent.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.

Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.

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