Vivre en Russie : une leçon d’espoir et de résilience pour une économiste dans le réel

© Crédit photo : Hélène Clément-PitiotVivre en Russie : une leçon d’espoir et de résilience pour une économiste dans le réel
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Hélène Clément-Pitiot est une économiste française, membre du CEMI-EHESS (Centre d’étude des modes d’industrialisation de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales).

Ses recherches sont centrées sur les effets dynamiques de l’économie monétaire et financière. Elle réside à Moscou en famille depuis 2007. Elle anime le blog Viableco qui est un blog d’analyse alternative promouvant des politiques économiques pragmatiques orientées sur la viabilité socio-économique. Ces orientations recèlent une critique majeure du développement tout azimut de la marchandisation que privilégie la stratégie néolibérale institutionnalisée en Europe.

La Voix de la Russie : Bonjour et merci de répondre aux questions de La Voix de la Russie. Vous n’êtes pas venue en Russie en tant qu’expatriée, comme c’est le cas pour l’essentiel des Français en Russie, pourquoi alors cette décision d’y installer votre famille ?

Hélène Clément-Pitiot : Il n’y a jamais qu’une raison pour de telles décisions mais un faisceau d’explications plus ou moins rationnelles, plus ou moins conscientes ; mais je vais tenter de donner des orientations majeures. Notre décision reposa d’abord sur une connaissance de long terme de l’évolution de la Russie : j’y suis venue en 1978 pour la première fois et depuis 1991 je travaille comme économiste sur la transition russe, ses dégâts et ses succès au lendemain de la crise de 1998. J’ai été fascinée par le redémarrage économique du pays que j’ai pu suivre pas à pas.... Le pays était voué à une dislocation sans fin, territoriale et morale ; sa population était déjà à 40% sous le seuil de pauvreté, le PIB réduit quasiment de moitié en moins de 10 ans. A l’éclatement de la crise russe de la dette de 1998, les experts occidentaux considéraient qu’il n’y avait pas d’autre alternative pour le pays qu’un «currency bord» ; c’est à dire un système de mise sous tutelle monétaire du pays, mécanisme à l’origine conçu pour les pays colonisés... C’est ce système, pourtant tant prisé par les conseillés atlantistes, qui précipita l’Argentine dans la crise en 2002. Peu de temps après avoir été louée comme le bon élève du FMI, l’Argentine allait s’effondrait une crise monétaire brutale ! Cette soumission monétaire totale qui était proposée à la Russie en 1998 devait aussi s’accompagner d’échanges d’actions (part de société) contre des titres de dettes (debt equity swap). Le système aurait permis d’accélérer encore la captation de rente -qui avait caractérisé la transition des années 90- et ce faisant aussi, le système assurait aux intérêts étrangers la main mise sur les immenses richesses énergétiques de la Russie. Mais au grand dam des observateurs avides, la Russie a réussi à retrouver sa souveraineté et à s’engager dans une voie d’espoir pour construire un autre futur que celui qui était réservé à sa population...C’est le signe que tout est vraiment possible quand la volonté ne meurt pas et que la décision politique sait être à la hauteur. Ce fut fascinant de suivre un tel rebond, nous étions en premières lignes de l‘information grâce à nos collègues de l’Institut de prévision de l’économie nationale de l’académie des sciences (IPEN-RAN) avec lesquels nous collaborons depuis 1990. Notre centre de recherche du CEMI et son directeur, l’économiste Jacques Sapir, ont été grandement influencés par cette expérience. Point de surprise que notre «tasse de thé» économique ne soit pas la soumission à l’austérité en Europe et sa rhétorique associée d’absence d’alternative ! Les trajectoires suivies déterminent les affects !

LVdlR : Vous parlez d’une expérience professionnelle, mais pourquoi en faire un choix de vie ?

Hélène Clément-Pitiot : Pour aller au-delà des exigences académiques, être économiste dans l’éprouvette et dans le réel... comprendre la vie des gens, le terrain c’est une nécessité à mon sens pour faire de l’économie responsable. Trop d’erreurs se commettent parce que les spécialistes et experts ne prennent pas la peine de se poser les bonnes questions au bon moment en regardant le réel et les gens... Je ne vous apprends rien en la matière. Le principe est si général qu’il est parfais moralement difficile de se dire économiste.

LVdlR: Excusez-moi par avance de ma remarque, mais n’y a-t-il pas là une forme d’égocentrisme, paradoxalement ?

Hélène Clément-Pitiot : Vous voulez dire par rapport à ma famille ?

Je pense que nous avons pris cette décision quand nous avons réalisé que pour mes enfants et mon mari, aller vivre en Russie pouvait aussi être une expérience enrichissante, à ce moment là... Avaient-ils grand chose à perdre ? Le risque était finalement peut-être plus de rester... le contexte français devenait de plus en plus tendu, stressant d’année en année et les anticipations économiques raisonnables ne permettaient en rien d’imaginer un retournement de tendance économique, bien au contraire. Peu de gens pouvaient comprendre alors. Nous étions des Cassandres, des rebelles et peut être même des « loosers » qui n’osaient se l’avouer par ce qu’ils ne pouvaient rentrer dans le « bon moule ». Pour moi, ce « bon moule » était d’accepter de faire de la recherche « reconnue » en démontrant la convergence en Europe et non en me focalisant sur les dynamiques de crises qui n’intéressaient personne.... Mon mari subissait aussi un même écart au « bon moule » dans son domaine : C’est vainement qu’il tenta dès la mi 2006 de mettre en garde ses supérieurs de chez Natixis au moment de la fusion avec Ixis, sur les risques pris par l’institution dans les titrisations immobilières aux USA - ce qui allait bientôt s’appeler les « subprimes » avec les conséquences qu’on connait ! -.

Nous n’avions pas une conscience pleine et entière que l’économie était au bord de l’abîme mais nous ressentions mon mari et moi un ras-le-bol certain de cette chape de plomb que nous subissions comme une véritable censure de la pensée. Ce sentiment était suffisamment fort pour que nous appréhendions d’élever nos enfants dans cette atmosphère délétère où le faux semblant prenait le pas sur le réel et ce de plus en plus.

LVdlR : qu’est ce qui a été le plus difficile ? Et comment l’avez-vous surmonté ?

Hélène Clément-Pitiot : Le plus difficile : Le doute bien sûr...l’incompréhension, les pierres sur le chemin aussi, mais elles existent partout !

Pour le surmonter : nourrir l’espoir et croire en la grâce, il n’y a pas mieux.

Et quel encouragement de voir nos enfants heureux et toujours aussi enthousiastes sur leurs projets et leurs passions.

LVdlR: Maintenant, avec la crise économique, les gens comprennent-ils mieux votre décision ? Quel est votre sentiment ?

Hélène Clément-Pitiot : Certainement, ils comprennent mieux et nous le disent, mais beaucoup doivent penser que nous avons eu de la chance et que ça ne va pas durer ! Surtout lorsqu’ils continuent à écouter les stéréotypes de la presse française et des experts qui s’alimentent de la russophobie ordinaire.

LVdlR : Parlons-en ! Comment vous expliquez vous ce phénomène ? Est-ce qu’il vous touché ?

Hélène Clément-Pitiot : C’est un rapport constant avec la Russie qui combine amour et haine.... La propagande anti-russe remonte bien loin, avant même qu’elle prenne l’argument de l’anti-communiste. Elle a en particulier alimenté l’engagement dans la guerre de Crimée au milieu du XIXe siècle. Un conflit dans lequel la France n’avait rien à faire mais qu’à s’affaiblir...l’histoire s’est chargée de le montrer rapidement après.

Après la chute de l’Union Soviétique, tant que les occidentaux faisaient ce qu’ils voulaient en Russie et particulièrement durant la période Eltsine, la Russie n’avait que des qualités : elle cheminait vers la démocratie, la liberté, l’efficacité, le marché...sous l’admiration de tous et sous les vivas de la presse enthousiaste. Larwence Summers, alors secrétaire d’Etat au Trésor Américain, parlait de «l’équipe de rêve de la transition », TheDream Team, à propos des experts économique occidentaux et de leurs amis russes qui avaient pris le contrôle du pays.

Quel media, quel experts en vue alors voulaient s’appesantir sur le fait qu’en octobre 1993 il y avait eu vraiment un coup d’Etat (démocratique !) pour asseoir cette équipe de rêve et près de 500 morts, et que depuis la population s’enfonçait dans le malheur et la pauvreté, que la faiblesse de l’Etat laissait la place à une corruption qui allait ravager les structures économiques et sociales pour longtemps.

C’est à partir du moment où l’Etat Russe a commencé à vouloir mettre un terme à cette destruction de la société et a affirmé sa souveraineté que l’image du gouvernement russe s’est retournée dans la presse occidentale. Qu’a fait concrètement le gouvernement russe pour s’attirer la foudre : il a permis que les fruits des ventes à l’étranger des ressources énergétiques contribue au développement du pays pour sortir la population de la misère et donner un futur au pays... Via un prélèvement fiscal important sur les exportations d’énergie. La Russie est alors redevenue moins politiquement correcte et les atteintes aux droits de l’homme ont été brandies avec détermination...pour la caractériser comme une anti-démocratie, pire, une dictature répressive ! La coïncidence du retournement est frappante quand on y pense. On peut prolonger le raisonnement : que les Ukrainiens ne s’avisent pas d’élire un jour un gouvernement qui mettrait en œuvre une politique soucieuse de retrouver des marges de manœuvre pour le développement économique et la répartition ; de gentils démocrates qu’ils sont selon les media et les experts auto-proclamés et ce malgré leur penchant pour des commémorations des bataillons Waffen SS (cf. dans la presse suisse :Ukraine : marche en mémoire de la Waffen SS - Les Observateurs), ils deviendraient brutalement des brutes infréquentables.

Ce qui me touche dans ce constat et que je trouve insupportable est l’humiliation que représenta cette répétition des mécanismes d’incitation à la haine, la propagande de « la presse système » comme l’appelle certains blogs de reinformation commeDedefensa.org ouLes-crises.fr. Permettez-moi de les citer pour mettre en lumière un travail remarquable de recherche et de diffusion sur la réalité des faits, tout particulièrement sur la crise ukrainienne en cours. Ce travail est réalisé avec bien peu de moyens quand l’AFP qui elle est sensée en avoir bien plus, s’enlise dans le flou artistique et les contradictions. Comment est-ce possible ? La rhétorique est si bien rodée que ça devient vraiment lassant de la voir se répéter de crise en crise, de déstabilisation d’un pays à un autre...avec toujours l’orchestration de l’enthousiasme démocratique en commencement...façon BHL ! Ce qui est triste quand même, c’est que malgré toutes ces sources d’informations actives et les témoignages historiques, la mémoire même...qu’il y ait encore beaucoup de gens en France qui se font avoir par cette pensée unique criminelle... Est-ce l’individualisme qui les avilie et les rend aveugles ?

Ce sentiment corrobore mon désarroi de voir la société française laissée pour compte de plus en plus. Le Français est seul et assigné à l’être de plus en plus, individu certes libre de se choisir en genre mais de plus en plus mesurable, évaluable comme une marchandise en concurrence avec d’autres ; l’avenir des jeunes est dicté par cette jungle du marché suivant deux types d’alternatives : soit un renoncement amer en dehors de l’économie marchande qui serait une privation pour les autres générations, si elles avaient à le subir, mais que le recyclage et le partage remis au goût du jour rend plus humain ; soit finalement les plans de départs forcés-contraints pour ceux qui sont encore programmés à courir après un travail qui n’existe plus pour eux en France. C’est certainement de ce déterminisme subi qui pointait déjà son ombre qu’en faisant le choix de la Russie en 2007, nous avons voulu libérer nos enfants ; ils ne subiraient pas ce futur injuste écrit pour eux par des idéologues trop attachés à avoir raison sur leur rêve d’Europe qu’ils en ont perdu le sens du réel et de l’humain, mais y apprendraient l’adaptabilité, la résilience, le sens des valeurs qui comptent, l’art de saisir les liens qui se tissent dans les différences...et une langue de plus !

LVdlR : Vous parlez de la situation en France et en Europe avec beaucoup d’émotion.

Hélène Clément-Pitiot : Je sais, l’émotion c’est vulgaire, comme aussi le populisme pour les élites parisiennes. Jean-Claude Michéa, comme moi originaire du Sud de la France, en fait souvent les frais, comme si ce n’était pas assez distingué pour un philosophe d’aimer les gens ! Il me semble que dans cette incompréhension des intellectuels entre eux, que le politique instrumentalise, il y a une part de dissonance non plus totalement cognitive mais géographique... Mais en Russie vous imaginez bien qu’il n’y a pas de censure pour l’émotion populaire, elle a sa place culturellement... Pour expliquer ce point, au delà des réalités de la littérature et des arts en général en Russie, le sociologue et économiste Laurent Thévenot développe une grammaire spécifique (cf.VIABLECO – Grammaires de la justification) pour traduire l’art d’être ensemble en Russie dans la diversité que procurent des affects pluriels. A l’heure où nos modèles institutionnels instaurateurs de convergence tentent de façonner la société pour que ses membres, en bons acteurs du marché, expriment des choix identifiants qu’on peut normer, le monde pluriel, ouvert de la Russie devient de plus en plus incompréhensible pour nos élites hyper-marchandes. Pourtant notre origine de pensée et d’être est aussi dans cette pluralité des affects, des identités, la Russie, vue sous cet angle, est alors une sorte de retour aux sources, une mémoire des ressorts de notre culture et de notre spiritualité. Les institutions contemporaines leur manquent d’égards car elles revendiquent une légitimité au nom du progrès, de la démocratie, de la paix même...mais la réalité sous bien des aspects laisse perplexe et le regret se glisse.

Ainsi en résidente russe, je goûte une liberté d’être dans la mémoire sans honte ni offense à quiconque et je prends l’habitude de ne plus me laisser intimidée par la censure sur les émotions ; celle qui exige de ne s’affecter de rien et finalement d’accepter tout !

Je peux dire que je hais la rhétorique qui fait croire aux populations qu’il n’y a pas d’alternative et que les thérapies de choc ou l’austérité sont des punitions légitimes. Une équipes de sociologues et médecins qui publient régulièrement dans la revue britannique, The Lancet, accusent de telles politiques économiques d’être à l’origine de massacre de masse...ils estiment à un million, les morts dû à la thérapie de choc dans l’ex-URSS durant les années 90 !...Ils travaillent actuellement sur la Grèce et ses dégâts humains...prix à payer légitime (?) pour renflouer les banques et assurer la subsistance d’un ordre monétaire qui a bien des ressemblances avec ce fameux « currency board » ; celui qui devait régenter et discipliner la Russie suivant les vœux de l’Occident en 1998. Traduisons : dépecer le pays et offrir gratis ses ressources humaines et matérielles au bénéfice des élites de la démocratie mondiale...pour une meilleure allocation des ressources mondiales !

Face à la décomposition économique et sociale que personne ne peut nier en France de nos jours, excepté des « think tanks » bien pensants, la Russie représente l’espoir au quotidien qu’un rebond est possible. Le choix de la mémoire et la valeur des symboles sont importants pour construire des personnalités résilientes, confiantes et enthousiastes pour bâtir un futur viable. A la dislocation des différences dans l’identité uniforme, je préfère l’être ensemble pluriel articulé à l’enthousiasme du collectif, je trouve que c’est plus agréable à vivre et à transmettre, et assurément moins triste...

LVdlR : Un commentaire d’un lecteur, récemment dans La Voix de la Russie, parlait de F. Hollande comme du Eltsine français, qu’en pensez-vous ?

Hélène Clément-Pitiot : Je ne me prononcerai par pudeur mais je me demanderais alors qui serait le Primakov français ? C’est en effet E. Primakov qui a initié le changement économique en Russie avant que la presse aux mains d’oligarques cupides ne le fasse tomber. On comprend ainsi pourquoi une des premières tâches de V.V. Poutine devenu président, en reprenant le flambeau du redémarrage économique, a été de limiter l’emprise des intérêts privés dans la presse russe... En 1944, le CNR considérait de même que la liberté de la presse requiert un contrôle des intérêts privés lorsqu’ils s’y exercent en contradiction avec les intérêts de la nation. Il serait grandement temps nous aussi de réfléchir sur le sujet à nouveau...savez vous que c’est le général Bertrand, qui a vécu avec Napoléon à Sainte-Hélène, qui a posé la question de la liberté de la presse au Parlement une fois avoir été élu député de l’Indre - ma région d’adoption - : ce fut son dernier combat !...En la matière, la retraite de Russie est bien longue, si vous me permettez l’analogie.

Je voudrais rajouter aussi que ce qui me surprend en France, c’est le décalage entre Paris et la province. Paris vit encore dans un rêve bourgeois...un petit confort au quotidien préservé pour peu qu’on ne regarde pas trop et trop loin...les médias répondent parfaitement à cette demande d’endormissement.

Je suis certainement trop sévère en disant ça, car la résistance s’organise aussi dans les blogs et sur les revues en lignes...les réseaux se tissent et l’information est ainsi presque instantanément vérifiée et corrigée. Si on veut être bien informé, on peut. L’endormissement n’est pas une fatalité. Ce qui me gêne le plus, c’est que cet endormissement d’une part et cette résistance engagée de l’autre nous plonge 75 ans en arrière : les mêmes réflexes duaux qui glacent.

LVdlR: Il y a des experts français médiatisés qui sont actuellement accusés de falsifications d’informations, la direction du CERI de Sciences Po et le CNRS ont été alerté par la société civile à ce sujet. Qu’en pensez-vous ? (cf.Le cas Mendras dans les-crises.fr)

Hélène Clément-Pitiot : J’aime votre référence à la société civile, en effet on peut dire ainsi. Je ne suis pas étonnée et je pense qu’on commence seulement à démystifier bien des espaces ou le politiquement correct a pris ses marques depuis longtemps. Depuis longtemps le dénigrement de la Russie (qui a refusé de se faire dicter le jeu depuis 1998) est systématique chez certains experts, l’utilisation peu scrupuleuse de données était déjà bien la règle dans des instances pourtant de référence, quand ce n’était pas la censure qui était imposée lorsqu’on souhaite manier les données réelles plutôt que les prévisions «officielles» du FMI... On sait pourtant que le FMI en matière de prévision sur l’économie russe nous a livré des pages d’anthologie : en 1999 l’institution prévoyait un effondrement de 7% du PIB et c’est finalement une croissance de 6,7% qui a été enregistrée ! Et les théoriciens en vue de défendre encore alors les anticipations rationnelles...! Parfois on rit beaucoup en faisant de l’économie ! Mais dans le fond, tout ceci est bien triste...

Je crois surtout qu’il s’agit des personnes qui évoluent dans un monde à part, en dehors des réalités et des gens... Par dessus tout, la perte de l’honnêteté scientifique qui tend à gagner du terrain m’alarme. Je la crois liée en partie au fonctionnement des contrats européens pour la recherche qui ont aliéné les esprits et les chercheurs avec des promesses financières... Les chercheurs sont alléchés, courtisés, les instances européennes leur font en ce moment miroiter 80 milliards d’euros de contrats dans le cadre de programmes européens - c’est effarant quand on ferme l’accès au soin médicaux en Grèce -... Un important volet de ce programme intitulé, «Horizon 2020», requiert de privilégier l’optique transversale du genre et d’en justifier l’indifférence à toutes les sauces. Apres les milliards consacrés à démontrer la convergence en Europe des économies, adoptant des régimes monétaires communs, les autorités veulent trouver dans le débat scientifique quelque peu formaté, la justification de la convergence du genre...! On est vraiment dans l’uniformisation tout azimut !

Et l’on ferme des hôpitaux en Grèce et dans les régions françaises au nom de l’austérité ! C’est certainement le regard distancié d’un non résident qui me fait voir l’incohérence de cet «horizon 2020» : le mépris des gens, de l’identité au nom d’un modèle économique de référence qui considère le travail et le capital comme des « inputs » de base également flexibles, mobiles, malléables. La promotion de l’individualisme de la marchandisation de l’humain est une tyrannie de plus pour faire rentrer l’humain dans la logique économique primaire. Sans lien, sans famille, mu par le seul intérêt monétaire, l’individu sera aussi mobile et flexible que le capital et le marché se pensera d’autant plus efficace que s’organise toujours plus la concentration des richesses.

LVdlR : Qu’est ce qui a rendu possible de tels excès à votre avis ?

Hélène Clément-Pitiot : Je vous répondrai en faisant référence au contexte théorique de notre discipline. Ce sont les mécanismes économiques dynamiques qui m’ont toujours intéressés dans mon travail de recherche, ils sont particulièrement actifs dans les crises, les transitions, les transformations.... L’économie standard a choisi depuis longtemps (mais ça n’a pas toujours été le cas dans le passé) de les laisser de coté en privilégiant les raisonnements à l’équilibre, l’absence d’incertitude, l’efficience des marchés et le mythe des convergences automatiques. Ainsi l’instabilité financière fut un gros mot mal venu jusqu’à l’été 2007 dans les pays à structures financières évolués...Les difficultés avouables ne pouvaient que provenir de mauvaises connaissances ou de mauvaises applications des lois des marchés, c’est ce qui fut avancé pour la crise asiatique ! En 2007, il n’y avait que peu d’économique arc-bouté sur la robustesse du système et pour cause... Le vocabulaire s’est ainsi ouvert, par la force des choses.

LVdlR: Vous défendez dans votre blog Viableco qu’en Europe et en France en particulier, l’économique a été instrumentalisé par un discours et une rhétorique ?

Hélène Clément-Pitiot : Oui des opérations de communication et de marketing ont été menées à grande échelle sans que les populations soient informées des perspectives non viables des décisions qui se prenaient sur le plan économique. Cette rhétorique, qui faisait fi des hypothèses de cohérence des modèles de référence, n’avaient aucun fondement ni réel ni théorique. Les protagonistes ont opté pour des raisonnements caricaturaux statiques des experts pour justifier l’institutionnalisation européenne et l’ordre monétaire qui bannit l’inflation. Parfois c’est même la méthode statistique et les données qui subissent «une mise en forme institutionnelle» pour plaire à l’institution. Il y a eu des scandales dans le milieu académique à propos de démonstrations «hasardeuses» (travaux de Reinhart et Rogoff, cf.Les politiques d'austérité tiennent-elles à une erreur sur Excel ?) qui ont été remises en cause plus récemment. Malheureusement, ces travaux ont servi de point de référence pour des justifications de politique économique restrictive.

L’économie a été instrumentalisée et maltraitée ainsi pour servir une cause. La cause étant jugée supérieure sur le plan politique et démocratique... Et il a même fallu lancer le mot de « paix » pour tenter de convaincre les électorats ; argument massue pour rendre possible le renoncement au social qui disait-on suivrait toujours un jour.... Une chose était sûre, les gens devraient s’adapter pour être dans le coup et flexibles, qu’ils le veuillent ou non. Des experts plus compétents qu’eux mêmes l’avaient décidé en réunion ! Ainsi statuait le fonctionnalisme de nos institutions...

LVdlR : Etes-vous d’accord avec votre collègue Frédéric Lordon qui intitule un ouvrage récent «La Malfaçon» pour aborder la question de la monnaie européenne et de la souveraineté démocratique galvaudée ? Cette malfaçon n’est-elle le fruit que d’erreurs cumulées, une malchance combinée à une incompétence collective ?

Hélène Clément-Pitiot : J’ai lu avec grand intérêt son ouvrage, une voix de plus se lève avec force qui fait écho aux propos courageux de Jacques Sapir, le directeur du CEMI que l’on peut suivre sur le blog RussEurope, j’en suis ravie. De même que je n’ai jamais cru à l’hypothèse de l’incompétence lorsque des prévisions collent si mal avec la réalité... Près de 14 points d’erreur pour une institution comme le FMI sur l’économie russe en 1999, ça reste dans les annales ! Et j’ai bien peur qu’ils nous refassent le coup cette année ! Je ne crois pas à la fatalité et à l’incompétence de tant de gens si bien choisis. Non je pense qu’il y a une intention stratégique, justifiable suivant certains critères relatifs à des choix de sociétés devant s’accorder avec des rapports de force....les biens pensants me disent que je suis dans la théorie du complot (rire) ! Ce qui frappe est qu’on discerne d’ailleurs des variations entre les positions d’équipe de recherche du FMI et la position officielle dans les rapports pays ; c’est actuellement très sensible depuis la redécouverte des effets multiplicateurs par l’économiste en chef de la recherche O. Blanchard (cf.Les Echos - Quel multiplicateur fiscal doit retenir le FMI pour rendre les politiques plus efficaces ? - Archives).

La malfaçon est un bon terme, on pourrait aussi parler de la malfaçon de la thérapie de choc en Russie de 92-98, destinée à en finir avec le monde bipolaire. La malfaçon européenne est une aventure stratégique pour asseoir dans la durée le monde unipolaire. Le leader fonde son leadership sur sa capacité à exercer la violence militaire (OTAN), monétaire (dollars) et juridique ; on le voit avec l’épisode des amendes de la BNP. Privés de leurs instruments de puissance, les USA devraient honorer leur dette, comme tout un chacun ou accepter le défaut...on comprend que la perspective de l’avènement d’un monde multipolaire à cet égard représente un danger ultime pour eux !

En quoi cela concerne vraiment la construction européenne ? La vassalisation européenne, ambition américaine dès la fin de la seconde guerre mondiale, s’est heurtée à deux os si on peut dire : l’URSS et Charles de Gaulle.

Voilà que la Russie rassemble deux forces d’opposition comparables, un président charismatique attaché à la souveraineté de son pays et une capacité économique et politique à donner des idées à beaucoup d’autres pays. De quoi provoquer l’excitation et déclencher l’armada du dénigrement sur la Russie.

Parallèlement, il faut faire place au traité transatlantique le plus vite possible pour étendre l’espace de la dollarisation à l’heure où sur le reste du monde, elle se rétrécit. Le contrat gazier passé en mai entre la Chine et la Russie est plus qu’un accord énergétique, c’est un accord de règlement hors du dollar ! La dynamique d’affirmation du monde multipolaire est enclenchée...à trop la craindre, on a l’impression que les USA ont précipité avec l’absurdité des sanctions, sa mise en œuvre.

LVdlR : Pour vous, l’espoir en Europe et en France, c’est quoi ?

Hélène Clément-Pitiot : La conviction que des surprises ne sont jamais à exclure. Et elles existent déjà, les entreprises français ont joué une partie magistrale à Saint-Pétersbourg. En refusant le dictat autoritaire des USA de ne pas se rendre à l’invitation du président russe, c’est le sens gaulois qui a eu le dernier mot.

Un compromis est possible dans le monde multipolaire qui se dessine et les groupes français ont décidé de le jouer. Ils ont choisi ensemble de s’inscrire dans le sens de l’histoire sans se laisser guider par d’autres menaces. Cette manœuvre les pousse vers un retour sur le sens du collectif et l’intérêt du pays... Pourvu que ça dure ! /N

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