Atmosphère de la rhétorique militaire

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"Vous avez une Union Européenne à plusieurs vitesses avec des intérêts extrêmement dissemblables, et qui est incapable de se comporter de manière unie dans la mesure où ces mondes n’ont pas les mêmes intérêts."

« Au commencement était le Verbe » Si on se referait à chaque fois, à chaque parole prononcée au Verbe du commencement, on aurait bien évité des « paroles en l’air », des « mots qui blessent » et des « coups de langue », comme des coups de l’épée… Parfois vraiment il est préférable de « donner sa langue au chat » Les mots ont non seulement le sens intellectuel, mais aussi le poids, la mesure, l’action. Aucun mot n’est innocent, même si on n’y prête pas d’attention, il rentre dans notre oreille, il nous envahit. Et peut nous achever aussi.

Notre partenaire dans cette discussion est Philippe Migault, analyste militaire et collaborateur de l’Institut de Relations internationales et Stratégiques.

La Voix de la Russie.Depuis un moment, on parle de la guerre, on parle des cadavres, de tension, des réactions, etc. Il y a beaucoup de mots qui ont envahies, presque notre langage qu’on n’utilise pas pendant le temps plus paisible. Il y a eu un lapsus que je trouve révélateur : le Figaro a publié aujourd’hui une brève qui n’a rien à voir avec la situation en Ukraine, qui concernait plutôt le trafic interrompu à la gare d’Austerlitz à Paris. Ils ont écrit « aucun train ou RER n’entre ou ne part de la guerre » en raison d’incendies, etc.

Je trouve que c’est assez significatif parce non seulement il y a une vrai opposition entre les forces, donc en revenant à l’Ukraine, de l’opposition et du pouvoir actuel de Kiev, mais il y a aussi tout l’état d’esprit des sociétés. Qu’est-ce que vous en pensez ? Dans quelle mesure ? Je vous connais spécialiste des armes et des relations purement militaires, mais qu’est-ce que vous en pensez, du point de vue de l’état d’esprit des humains autour de cela ?

Philippe Migault. Je suis assez mal à l’aise à l’idée de commenter une bourde du Figaro, dans la mesure où je suis un ancien journaliste du Figaro, je ne voudrais pas avoir l’air de tirer sur mon ancienne maison.

LVdlR.Ce n’est pas dans cet esprit que je vous pose la question, mais je pense que c’est significatif.

Philippe Migault. Et bien je pense que ce genre de lapsus est assez révélateur, dans la mesure où cela fait maintenant plus d’une semaine, que ce soit par le biais des événements de Gaza ou par le biais des événements ukrainiens, du matin au soir, l’opinion publique n’entend parler que de guerre. Elle n’entend parler que de crise, que de mort, elle entend parler que de bombardement, elle entend parler que de combats, il est bien évident que ça crée un conditionnement des opinions publiques, qui d’ailleurs doivent commencer à être plus que lasses de n’entendre que des nouvelles tragiques. Et oui, il est bien évident que les opinions publiques occidentales, actuellement, malgré la période des vacances, n’entendent parler que de guerre qui peut amener ce genre de bévue.

LVdlR.Par exemple, on dit souvent que dans la vie il ne faut pas trop parler de telle ou telle personne, parce qu’en en parlant, on lui donne beaucoup trop d’importance. Mais est-ce que ce n’est pas non seulement préparer l’état d’esprit des populations, mais également pousser vers une decision quelconque ? On manipule quelque part leur mental.

Philippe Migault. Il me semble évident que certains décideurs politiques occidentaux ont une volonté de dramatiser des événements qui sont déjà dramatiques, de manière à mettre l’opinion publique de son côté. Il est bien évident que les mots ont une importance, que la sémantique a une importance, en employant sans cesse le vocabulaire que nous évoquions à l’instant : crise, guerre, mort, combat, bombardement, enquête. Tous cela conditionne l’opinion publique et éventuellement peut la préparer à une intervention - quelle qu’elle soit, diplomatique, militaire, économique - de la part de ces autorités.

Ça c’est quelque chose que l’on constate dans tous les pays qui sont engagés dans un contexte de crise. C’est cette espèce d’opération que l’on appelait, il y a une centaine d’années déjà, en 1914, « le bourrage de crâne » Ce qui consiste à préparer les esprits, et à les conditionner à une éventuelle action des Etats.

LVdlR.C’est vrai que la langue utilisée c’est une chose, mais il y a aussi la langue d’ultimatums, la langue des sanctions. Pourquoi certains pays de l’Union européenne sont plus actifs dans ces « paroles d’actions », contre la Fédération de Russie, contre Poutine entre autres, que d’autres ? Par exemple, les Pays baltes, les Ex-Union soviétique, ou encore la Suède sont beaucoup plus amènes à appliquer ces sanctions que la France, qu’on connait plus nuancée dans cette démarche...

Philippe Migault. Je crois que les choses sont très simples.

En gros, on peut diviser l’Union européenne vis-à-vis de la Russie en trois catégories. La première catégorie est celle des Etats tels que la Pologne, les Etats Baltes, scandinaves, qui ont une longue tradition historique de guerres avec la Russie. Qui a brisé l’Empire suédois en Ukraine, d’ailleurs - à Poltava qui est la Russie de Pierre le Grand. Et, d’ailleurs, lorsque vous allez à Stockholm, vous pouvez remarquer que la statue de Charles XII devant le Palais royal montre du doigt la direction de la Russie. Il y a une méfiance multiséculaire de la part des suédois vis-à-vis de la Russie. De la part de la Finlande aussi, qui est une ancienne possession de l’Empire tsariste, et qui s’est battue avec l’Union Soviétique pendant la guerre d’hiver de 1940. Il y a aussi une méchanceté traditionnelle des Baltes et des Polonais, qui ont été incorporés au sein de l’Empire tsariste et de l’Empire soviétique, et qui ont gardé une rancœur durable envers la Russie qu’ils considèrent comme l’héritière de l’Union soviétique. Donc, ces Etats sont les plus inflexibles vis-à-vis de la Russie pour des raisons historiques. Mais ils peuvent se le permettre parce que même si ils dépendent de la Russie pour un certain nombre de livraisons énergétiques, finalement ils échangent commercialement assez peu avec la Russie.

Vous avez une deuxième catégorie d’Etats - dans laquelle on peut mette la France, l’Allemagne, l’Italie - qui sont des états qui n’ont pas de contentieux historiques avec la Russie, ou alors des contentieux qui sont déjà anciens, réglés, notamment en ce qui concerne l’Allemagne. Depuis 1945 on a fait des progrès, et ces Etats eux ont très lourdement investies en Russie. Les Français, les Italiens et les Allemands ont investi des dizaines de milliards d’euros en Russie. Rien qu’en Allemagne, vous avez 6200 entreprises allemandes actuellement implantées en Russie, le commerce allemand avec la Russie représente 80 milliards d’euros, et 300 000 emplois directs en Allemagne.

Il est bien évident que ces Etats-là, qui n’ont pas de raisons historiques de se méfier outre mesure de la Russie, ont aussi toutes les raisons économiques de ne pas prendre de sanctions économiques envers la Russie, dans la mesure où ils sont investis lourdement et où une bonne partie de leur économie dépend des bonnes relations avec la Russie. On peut ranger dans ce cas de figure l’Angleterre à cause des investissements russes à la City de Londres. Mais l’Angleterre reste un peu à part dans la mesure où elle est beaucoup plus alignée sur les Etats-Unis que la France, l’Allemagne ou l’Italie.

Et puis, vous avez une dernière catégorie, qui est celle de tous les Etats du Sud : Espagne, Portugal, Grèce, qui de toute façon ont des économies totalement ruinées. Ils ont besoin de tous les échanges possibles pour se sortir de la situation, dans laquelle ils se trouvent, qui n’ont aucune envie de se fâcher avec la Russie.

Vous avez une Union Européenne à plusieurs vitesses avec des intérêts extrêmement dissemblables, et qui est incapable de se comporter de manière unie dans la mesure où ces mondes n’ont pas les mêmes intérêts.

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