Le triangle Russie-Iran-Egypte et la recherche d’un équilibre difficile au Proche Orient

Le triangle Russie-Iran-Egypte et la recherche d’un équilibre difficile au Proche Orient
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Suite au refroidissement avec l’UE dû à la crise ukrainienne, Moscou travaille beaucoup sur l’échiquier proche-oriental. Le récent accord militaire avec l’Iran, qui suit la signature d’un contrat pour la fourniture d’armements avec l’Egypte, pourrait être le point de départ pour la construction d’un nouveau modèle de relations.

Le 20 janvier dernier, le Ministre de la Défense russe Sergueï Choïgou et son homologue iranien Hossein Dehghan ont signé un accord intergouvernementale de coopération militaire, prévoyant des exercices communs, la formation du personnel, les échanges entre les États-majeurs des deux Pays. Aussi a-t-on fait référence à la difficile question de missiles anti-aériens S-300 que Moscou allait vendre à l’Iran il y a quelques années : en 2010 Moscou avait finalement renoncé à leur livraison (d’un montant de 800 millions de dollars), en application des sanctions de l’ONU contre Téhéran, qui depuis ce moment-là réclame un dédommagement de 4 milliards de dollars. Les négociations pour envisager une solution à la question vont être reprises après cette rencontre.

L’accord de coopération russo-iranien est arrivé quelque mois après la conclusion d’une autre entente dans le domaine militaire avec une puissance de la région : l’Egypte. En septembre 2013, Moscou et Le Caire avaient en fait signé un contrat pour la fourniture d’armes d’un montant de 3,5 milliards de dollars. Le Président al-Sissi avait d’ailleurs visité le Kremlin en février, en recevant le soutien ouvert de Poutine, et pendant toute l’année les manifestations d’amitié réciproque se sont multipliées concomitamment au refroidissement des relations entre l’Egypte et les Etats-Unis. À la lumière de ces derniers évènements, la direction de la politique étrangère russe dans la région mérite d’être analysée, compte tenu d’un cadre régional extrêmement intriqué. La situation au Proche Orient reste en effet un véritable puzzle, où les enjeux stratégiques ne se bornent pas à la contraposition entre Sunnites et Shiites, ni à celle entre les théocraties et les État plus ou moins laïques. En particulier, la guerre civile syrienne et l’émergence de l’État Islamique du Levant entre Irak e Syrie se déroulent sur le fond d’une lutte de pouvoir acharné à l’intérieur du monde musulman, où l’hostilité envers l’État d’Israël constitue un leurre d’unité cachant des contrastes irréductibles.

L’on peut identifier du moins quatre puissances de moyenne envergure à l’intérieur du monde musulman proche-oriental rivalisant dans la région : 1) l’Arabie Saoudite, un Pays hébergeant les lieux saints de l’islam et d’énormes ressources d’hydrocarbures, gouverné par une monarchie adoptant une version très radical d’islam sunnite, le wahhabisme. Les Saoudites considèrent l’Iran chiite comme le plus important antagoniste régional, mais ils contrastent aussi les organisations islamistes sunnites non-wahhabites, qui représentent à leurs yeux d’autres compétiteurs dangereux : par exemple, les Frères Musulmanes en Egypte et l’État Islamique du Levant lui-même. Cela explique la politique ambiguë de Riyad : d’un côté la monarchie saoudienne a été toujours accusée de financer le terrorisme et/ou les mouvements radicaux dans tout le monde sunnite (y compris Al Qaeda et les Talibans) e d’être un partisan financier de Palestiniens n’ayant pas de relations officielles avec Israël ; de l’autre côté, elle demeure depuis des décennies le principal allié de Washington et sous les coulisses ne dédaigne pas de collaborer avec l’État hébreu lorsque cela peut affaiblir ses propres rivales.

2) l’Iran des Ayatollah, persan et chiite, qui depuis la révolution khomeyniste de 1979 joue le rôle d’ennemi juré d’Israël pour gagner popularité dans un monde musulman à majorité arabe et sunnite. La sphère d’influence iranienne aujourd’hui se concentre avant tout dans l’Irak post-Saddam (à son tour gouverné par des Chiites, bien qu’encore plongé dans une guerre civile où s’affrontent Chiites, Sunnites et Kurdes) pouvant compter aussi sur les composantes chiites au Yémen et au Bahreïn, sur le Hezbollah au Liban, tout comme sur l’alliance de fer avec la Syrie de Bachar al-Assad, quoique celle-ci soit ethniquement à majorité arabo-sunnite e politiquement laïque (alors que le Président Assad et son entourage font partie du groupe chiite des alaouites).

3) L’Egypte, jadis le principal adversaire de l’État d’Israël et patron de la Syrie, qui depuis les années Quatre-vingt à renoncé à l’antisionisme et au panarabisme d’époque nassérienne comme vecteurs de sa propre politique étrangère en devenant économiquement dépendant des États-Unis sous Hosni Moubarak (1981-2011). Après la parenthèse de Mohammed Morsi et des Frères Musulmanes en 2011-2013, avec le Coup d’État du Général Al-Sissi en juillet 2013 l’Egypte connaît une situation toujours en évolution et pas facile à comprendre: al-Sissi est un militaire et en même temps profondément religieux, tout en étant opposant des Frères Musulmans. Néanmoins, qu’il soit gouverné par les Frères Musulmanes ou par un régime laïque et militaire du style Nasser/Moubarak, le Caire demeure le principal concurrent sunnite de l’Arabie Saoudite pour l’hégémonie dans le monde arabe, les rapports entre ces deux Pays oscillant toujours entre coopération et compétition. En vertu des différences ethno-religieuses avec l’Iran persan et chite, l’Egypte arabe et sunnite constitue encore plus une entrave aux propos hégémoniques de Téhéran vers l’Ouest.

4) La Turquie, membre de l’OTAN et ayant des relations historiquement assez bonnes avec Israël, qui rivalise premièrement avec l’Iran. La compétition historique turco-iranienne est aggravée par le fait que la Syrie de Bachar al-Assad, alliée de Téhéran, soutien les Kurdes que la Turquie classifie comme des terroristes lorsqu’ils se rassemblent politiquement pour revendiquer une forme d’indépendance. La rivalité ouverte avec l’Iran et la Syrie fait donc de Ankara un bon partenaire d’Israël, mais après l’épisode de l’abordage du Mavi Marvara en 2010 les rapports avec Tel Aviv sont encore tendus. Pour ce qui concerne les relations turco-égyptiennes, malgré des relations économiques bien développées le gouvernement turque a critiqué l’arrivée au pouvoir de Al-Sissi en déclarant sa disponibilité à accueillir les Frères Musulmanes chassés par le Général. Par contre les rapports avec l’Arabie Saoudite semblent bien solides, en conséquence de l’hostilité commune contre l’Iran et des échanges commerciaux.

Enfin, il faut considérer le rôle de l’État d’Israël, une île hébraïque dans cet océan musulman agité et parsemé par des écueils ethno-religieux (les minorités chrétiennes, yazides, kurdes persécutées presque partout). La conduite de Tel Aviv est objectivement dominée par la question sécuritaire et peut être qualifiée de « géopolitique du moins mauvais » : les Israéliens entament souvent des pourparlers plus ou moins secrets avec les Pays à chaque fois moins hostiles, en s’appuyant sur les rivalités infra-musulmanes avec beaucoup de flexibilité. En ce moment, l’Iran est encore considéré la menace principale pour son programme nucléaire, que Tel Aviv juge bien plus inquiétant que l’avancée de l’État Islamique du Levant.

C’est en ce contexte extrêmement compliqué que la politique étrangère de la Russie envers l’Egypte et l’Iran apparaît comme une tentative originale de rééquilibrer les rapports de force, une tentative centrée sur la création balance de pouvoir peut-être fragile mais certainement inédite.

Le rapprochement de la Russie avec l’Iran est motivé avant tout par le fait que les deux Pays sont également touchés par les sanctions occidentales. Mais il s’agit aussi d’une confirmation indirecte du lien privilégié de Moscou avec la Syrie de Bechar al-Assad face à la politique de l’ingérence menée par les Etats-Unis, qui ont financé la révolte armée en Syrie tout comme le coup d’État et le nouveau gouvernement en Ukraine. L’entente russo-iranienne pourrait, à elle seule, aggraver la contraposition avec l’Occident à travers la constitution d’un nouveau bipolarisme: Israël et les Etats-Unis contre un prétendu « axe du ma l» Iran-Syrie-Russie. Voilà pourquoi le soutien russe à l’Egypte contrebalance d’une façon efficace l’équilibre des puissances. La régime du Général Abdel Fatah Al-Sissi jusqu’à présent réunit en fait des éléments apparemment contradictoires, où la Russie semble bien vouloir jouer ses cartes. Le Président égyptien se montre bien disposé envers Israël, sur les traces de Moubarak, mais semble aussi chercher son principal appui extérieur à Moscou et non à Washington. Il est de même responsable d’une répression brutale des Frères Musulmanes pour consolider son pouvoir: justement ces Frères Musulmanes détestés par l’Arabie Saoudite pour des motifs de concurrence politique. Et ce n’est peut-être pas un hasard si l’accord de fourniture d’arme de Moscou au Caire, selon de différentes sources, a pu bénéficier de l’appui financier de Riyad.

L’évolution future du scénario égyptien dépendra donc de la capacité du Général Al-Sissi de garder le pouvoir et confirmer la ligne actuelle, qui semble rassembler des éléments hétéroclites de la tradition politique égyptienne dans une synthèse originale. Du nassérisme, le Général prend la relation privilégiée avec Moscou en refusant de se plier aux Etats-Unis, dont il ne veut pas devenir un satellite tout en sachant qu’il ne pourra jamais complètement se passer d’eux, surtout pour ce qui concerne les aides financiers. De Hosni Moubarak, avec qui il a travaillé très longtemps, Al-Sissi semble hériter une attitude amicale ou pragmatique avec Israël, en comprenant que l’antisionisme est un multiplicateur d’instabilité à l’intérieur du monde musulman lui-même. De surcroît, le discours que le Général a tenu le 1 janvier 20515 à l’Université du Caire Al-Azhar a surpris beaucoup d’observateurs : peut-être pour la première fois un politique musulman réputé très dévote a non seulement appelé a condamner le terrorisme, mais a prôné aussi une « révolution religieuse » au cœur de l’islam.

Quant à l’Iran des Ayatollah, il est hors de doute que son programme nucléaire constitue un sujet controversé et que la crainte d’Israël n’est pas sans fondement. Mais Téhéran représente en tout cas un État fort et puissant, qu’on ne peut pas exclure ou isoler complètement dans la recherche de l’équilibre régional. L’Egypte et l’Iran ont en ce moment un ennemi commun, l’État Islamique du Levant, et pour des raisons différents tous les deux ont un rapport controversé avec la puissance islamique membre de l’OTAN, la Turquie. Si l’Egypte et l’Iran poursuivront une relation privilégiée avec Moscou plutôt qu’avec les Etats-Unis (ce qui est bien compréhensible pour Téhéran, plus incertain pour le Caire), leur positions différentes concernant Israël et l’Arabie Saoudite pourraient se contrebalancer mutuellement. L’hostilité antisioniste de Téhéran serait mitigée par l’attitude médiatrice d’un Egypte ami d’Israël. À leur tour, les relations ambigües du Caire avec l’Arabie Saoudite, bassin du fondamentalisme sunnite et de l’ingérence états-unienne, seraient contrecarrées par la rivalité d’un Iran faisant front commun avec l’Egypte sur beaucoup de dossiers. La Russie pourrait donc jouer un rôle très important au cas où sa politique de rapprochement avec l’Iran et l’Egypte ne se bornerait pas au niveau bilatéral, mais prévoirait la création d’un triangle stratégique Moscou-Téhéran-Le Caire au nom de la lutte au radicalisme sunnite, à l’ingérence nord-américaine et pour le développement économique réciproque. Bref, la vrai nouveauté serait un Egypte de tendance plus laïque qu’islamiste, amical avec Israël mais en même temps préférant Moscou à Washington et lié à Téhéran justement par l’entremise de la Russie.

La perfection n’est pas de ce monde et chaque stratégie politique implique toujours non seulement des risques d’échec, mais aussi des imprévus et des résultats jamais définitifs. C’est pourquoi une amélioration concrète de la situation au Proche Orient devrait en ce sens poursuivre avec réalisme du moins trois objectifs : 1) garantir à l’État d’Israël un niveau de sécurité réelle, afin d’éviter son ultérieure militarisation, ses réactions parfois disproportionnées envers les Palestiniens, en ôtant aux Etats-Unis chaque prétexte d’intervention ; 2) éviter la formation d’une seule puissance totalement hégémonique parmi les États musulmans – que ce soit au nom du panarabisme, de l’impérialisme mi-sassanide et mi-apocalyptique chiite des Iraniens ou du néo-ottomanisme turque – en s’efforçant de poursuivre l’équilibre des puissances; 3) dans la mesure du possible, affaiblir toutes les formes d’islam radical, d’où qu’elles viennent (wahhabisme, salafisme, Frères Musulmans, Hamas, mystique du martyre chiite etc.). Cela est d’autant plus difficile parce qu’on sait bien comment tous les acteurs sont capables d’exploiter les extrémismes dans le but d’affaiblir les compétiteurs.

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