Hervé Juvin : «la question de notre survie va dominer notre société»

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Pour Hervé Juvin, le désir est le fondement et la fin de notre société contemporaine. Ses conséquences sont considérables, jusqu'à mettre en péril la pérennité de l'espèce humaine, à moins d'un retour du politique.

Si l'on cherche les origines de la culture européenne, on trouve un poème. Un poème guerrier bien sûr, mais une guerre qui a l'amour pour cause. Vous l'aurez deviné, je pense ici à Homère, à Troie, à la Belle Hélène. Bref, à l'Iliade : l'amour serait l'origine de notre être commun. Hervé Juvin a cependant préféré écrire qu'il était le « moteur de notre civilisation ». Cette mécanique semble pourtant ralentir : provocant, notre invité avance ainsi que « la disparition de l'amour est le fait anthropologique du XXIème siècle » car « l'amour de soi le remplace  ».

Après avoir analysé la mondialisation, l'écologie des civilisations, voire l'impérialisme américain, Hervé Juvin a publié un essai sur les sentiments : Le gouvernement du désir (Gallimard, 2016). Le désir serait devenu un mode inédit de gouvernement. Il règlerait nos vies avec précision et même contrainte. Grand paradoxe : cette omniprésence du désir est le fruit d'une quête de liberté dont il faudrait pour notre invité se libérer.

« Nous vivons sous le régime du désir, le désir a pris le pouvoir. C'est vrai au sein des entreprises : il s'agit pour elles de susciter le désir du client, pour lui vendre des choses à n'importe quel prix. C'est aussi un renversement du politique. Celui-ci gouvernait d'en haut. Il s'est réinvesti d'en bas : regardez Paris plage ou l'installation de préservatifs dans les lycées. Ce sont des incitations à profiter de la vie, à aller au bout de ses désirs. Dans les sociétés de l'individu absolu, c'est là que s'est réinvesti le pouvoir, il a pris le contrôle de nos vies dans leur dimension la plus intime (…) Le gouvernement du désir est une nouvelle forme de conduite de la vie des individus, une nouvelle organisation qui repose sur la promesse de la croissance infinite. »

La libération sexuelle

« Quand vous pouvez tout révéler de vos conduites amoureuses, de vos pratiques sexuelles, etc. Nous sommes tout près du contrôle absolu de vos comportements. Le "tu peux" de la libération, de faire ce que tu veux, devient obligation d'être libéré. Nous sommes très proches de l'injonction révolutionnaire. »

La fin de la passion amoureuse

« La passion amoureuse a fait tomber des royaumes, construit ou ruiné des empires. La passion amoureuse a probablement été la force dominante de l'expansion de l'Occident depuis 1 000 ans. Je crois que c'est en train de s'arrêter. C'est probablement l'une des thèses centrales du livre, qui fait polémique. La virtualisation, la sidération par le numérique — le fait que les ados américains passent 8 heures par jour devant leur écran numérique — je crois que tout ceci conduit au narcissisme, à l'isolement et au repli sur soi. Et je crois aussi que l'avènement de l'individu absolu, l'égalité des sexes, la contractualisation des relations humaines, l'idée que toutes les relations humaines rentrent dans le marché, que toutes sont une affaire de prix ou de clauses et doivent pouvoir se dénouer sans drame et sans accident, je crois que c'est en train de tuer la passion amoureuse ».

« Si vous comparez la passion amoureuse telle qu'elle traverse avec tant de force et d'incandescence toute notre littérature, nos tragédies, nos poèmes, nos opéras… on peut mourir d'amour. Elle détruit tout sur son passage. Elle peut même détruire des vies. Je crois que c'est quelque chose que l'individu n'accepte plus. L'individu absolu ne supporte plus rien qui puisse le mettre en danger, entacher sa liberté de se définir lui-même, à tout moment de changer de relation, de changer de pas, d'aller ailleurs. L'individu qui ne se défini que par ses droits condamne la passion amoureuse. »

Le retour du destin politique

« Nous ne survivrons pas sans que notre communauté survive. Aucun individu ne survivra tout seul. C'est la demande de communauté, la redécouverte qu'au-delà des libertés individuelles, la vraie liberté est politique, et c'est la vraie liberté d'une communauté politique de définir elle-même son destin, de se donner ses lois et de décider la manière dont elle se gouverne. Nos sociétés ont voulu ignorer le politique, l'Union européenne est construite contre le politique, contre les frontières, contre la souveraineté. Si nous voulons survivre, nous sommes confrontés à reprendre notre destin en main. Et puis tout simplement aussi à redécouvrir la vertu des religions, des limites et des spiritualités, c'est d'être conscient des limites matérielles à l'existence humaine, car celle-ci ne se définit ni par l'économie ni par la croissance ni par un modèle de consommation mais par des croyances, des sentiments, des espérances, et tout cela aucune économie de sait le produire. »

« Le sujet essentiel pour nous tous, c'est que nous soyons capables de décider de ce qui nous concerne. Cette révolution, on peut la constater dans d'autre pays. Après la sidération provoquée par le libéralisme destructeur des années 90, la Russie a redécouvert sa dimension de civilisation, sa fierté nationale, qu'elle comptait dans le monde, qu'elle avait une vision et peut-être une mission à remplir dans le monde. C'est à peu près ce qui se produit dans la plupart des grands pays : ils sont en train de se reconcentrer sur leur destin politique. »

Les opinions exprimées dans ce contenu n'engagent que la responsabilité de l'auteur.

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