Quand le Décodex nuit à l’info indépendante

CC BY-SA 2.0 / Graham C99 / Un filtre contre les «fake news»
Un filtre contre les «fake news» - Sputnik Afrique
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Lancé il y a peu par Le Monde, le Décodex prétend fixer le niveau de fiabilité des sites d’information. Mais certains observateurs lui reprochent de ne pas être neutre, de chercher à maintenir le monopole des médias traditionnels, et même de risquer de compromettre des vocations de journalistes indépendants.

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Si la nécessité de vérifier ses sources d'information ne fait pas débat, certains pointent du doigt l'approche idéologique et orientée du Décodex. Mis en ligne début février par la rubrique Les Décodeurs du site internet du Monde, cet outil est censé permettre à ses utilisateurs de trier les sites d'information selon un degré de fiabilité qui va du rouge au vert, en passant par l'orange. Le « quotidien vespéral de référence » est-il juge et partie dans cette affaire? Pour tirer un bilan provisoire de l'opération, Jacques Sapir, lui-même dénigré par le Décodex, accueillait vendredi 24 février sur Radio Sputnik un plateau « non compatible » avec les critères du Monde: Élisbeth Lévy, directrice de la rédaction du magazine Causeur et qui ironise sur le fait que l'application n'ait pas classé son site, et Olivier Berruyer, blogueur et fondateur du site Les Crises, estampillé lui en orange après avoir débuté en rouge.

« J'aurais été presque vexée que Le Monde me mette en vert »: Élisabeth Lévy estime que

« C'est une grosse arnaque qui repose sur une idée un peu bébête, mais qui a pour elle la simplicité de l'évidence: dans la vie, il y aurait des faits, d'un côté des faits vrais et de l'autre des faits pas vrais ».

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Elle s'alarme par ailleurs d'une « rage contre la critique des médias » et rappelle que les faits sont inséparables de leur interprétation par un observateur: « Moi aussi je fais de l'idéologie, je défends une opinion, simplement, moi je le sais. Le Monde confond ses opinions et la vérité, il y a une prétention à l'objectivité. »

Fidèle au ton polémique pour lequel elle est connue, la fondatrice de Causeur trouve que

« Ça aurait dû susciter un grand éclat de rire… Le Monde qui s'arroge le rôle d'arbitre des élégances déontologiques, on meurt de rire! J'ai l'impression qu'ils veulent dépolluer, ça m'a fait penser aux pastilles pour les voitures. »

Au final, Élisabeth Lévy juge qu'un tel outil ne peut de toute façon pas être efficace auprès du public.

Jacques Sapir, rebondissant sur la notion de « fait », apporte son recul de chercheur:

« Il y a quelque chose d'extrêmement important, c'est l'utilisation de la soi-disant objectivité du fait. C'est un problème sur lequel en sciences sociales, en économie, en histoire, en sociologie, en anthropologie, on ne cesse de réfléchir: bien sûr que les faits existent, mais les faits sont construits. »

Pour Olivier Berruyer, qui se décrit comme « compagnon d'infortune » de Jacques Sapir, la question des fausses nouvelles est secondaire:

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« On est assaillis, un peu depuis le Brexit et surtout depuis Trump: on nous explique qu'il y a un problème monstrueux dans le monde, c'est les fake news. Ça existe un petit peu, certes, mais les gens essaient de nous faire croire que les Américains ont voté Donald Trump parce qu'ils ont lu trois rumeurs sur les pizzerias, et sûrement pas parce que l'espérance de vie est en train de baisser aux États-Unis pour les hommes blancs, parce que le chômage explose ou parce qu'il y a 50 millions d'Américains qui sont obligés de tendre la main au gouvernement pour manger tous les mois. »

Et de conclure:

« Le gros problème, ce ne sont pas les fake news, ce sont les no news, toutes ces nouvelles qu'on n'a pas dans les grands médias, celles qui ne sont pas là, alors qu'elles touchent tout le monde. »

Jacques Sapir estime donc que le fait que cette démarche vienne du Monde n'est pas un hasard:

« Dans un monde où le journaliste traditionnel est contesté, car chacun peut à sa guise créer un site d'information, l'opération Décodex apparaît comme une volonté, un peu puérile et clairement désespérée, de certains journalistes de se garantir le monopole de l'information. Il eut été plus utile et plus profitable à tous que ces dits journalistes s'interrogent sur les raisons de leur perte d'audience. »

De plus, « Le Monde s'approprie un pouvoir qui pourrait à l'extrême limite relever d'un comité indépendant ou du CSA, mais certainement pas d'un journal qui est un acteur de cette sphère de l'information et qui ne peut donc prétendre à l'impartialité nécessaire pour une telle fonction. »

Selon Olivier Berruyer, qui a étudié l'application en profondeur et a beaucoup publié à ce sujet, « cette affaire est beaucoup plus importante qu'il n'y paraît », car « Les Décodeurs font la police », même s'il qualifie le nombre de téléchargements relativement faible de l'application (21 000) d'« échec lamentable ». En effet,

« Ce qui est très intéressant, c'est les oranges. Dedans, il y a Minute, Rivarol, et tout à coup RussEurope [blog de Jacques Sapir, ndlr] et des gens sérieux! On voit qu'ils se vengent. Alors qu'en vert, ils ont mis Télé Z ou le site de la sécurité sociale, des grands sites d'information… ».

Le fondateur du site Les Crises semble avoir vécu ces événements de façon très personnelle et s'estime victime d'un préjudice fort:

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« Que Les Crises soit classé en rouge par Le Monde, à la rigueur ça me fait plaisir, "leur haine me fait plaisir" comme a dit Roosevelt, mais il y a un petit problème, c'est que je ne suis pas anonyme. […] Olivier Berruyer, il a une vie quand même. Et quand Le Monde vous tamponne dans les catégories d'illuminés, d'antisémites et compagnie, votre vie change assez vite… Vos amis vous appellent, les amis de vos amis, vous vous demandez comment va réagir votre employeur, ce n'est pas un jeu tout ça. […] J'ai sérieusement pensé à fermer mon blog. […] Imaginez quelqu'un qui se lance, Le Monde s'attaque aux créateurs de contenus sur internet d'une façon évidente. »

Il semble donc craindre qu'une démarche comme celle-ci puisse dissuader des gens de se lancer dans l'information indépendante, ou au moins de le faire à visage découvert.

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