Macron met-il en place une «épistocratie»?

© REUTERS / Pascal RossignolEmmanuel Macron
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Le mot « epistocratie » se fera-t-il une place au soleil dans le vocabulaire des analystes politiques?

Dans une tribune publiée dans le journal « Le Monde », le constitutionnaliste Alexandre Viala avance que le président incarne, mais aussi développe, une nouvelle forme de gouvernement, qu'il appelle «épistocratie », usant d'un néologisme très peu usité.

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Ce terme désigne un mode de gouvernement au sein duquel le pouvoir serait confié aux savants. Au-delà les critiques de forme que l'on peut lui faire, cette tribune aborde un véritable problème. En fait, cette dérive peut s'interpréter comme la forme la plus brutale, et la plus avancée, d'une dérive intrinsèque aux démocraties libérales dès qu'elles tentent de se penser sans référence à la légitimité comme fondation de la démocratie: c'est la substitution du technique au politique (1). C'est ce qui sous-tend l'usage répété par la Président de la République de termes qui ont pu être considérés comme arrogants, méprisants, voire odieux, et parmi lesquels il convient de compter les « gens qui ne sont rien », les « fainéants », le « bordel » et autres joyeusetés dont il abreuve les français, en particulier depuis l'étranger. Ces termes ne sont pas de simples dérapages, comme on affecte de la croire. D'ailleurs, leur répétition et le cadre dans lequel ils ont été proférés montrent bien que l'on est dans une intentionnalité. Ils sont un des symptômes du régime qu'Emmanuel Macron veut établir.

L'épistocratie et l'expertisme

Cette «épistocratie » qui s'installe, pour reprendre donc le terme de Viala, signifie la mort de la démocratie, la fin de la République comprise comme la « chose publique » partagée par tous, et que tous ont un même droit, et un même devoir, à défendre et à faire prospérer. Dans un livre qui sortira le 25 octobre, Mme Natacha Polony écrit: « Or, il n'est pas de projet politique véritable qui ne repose sur l'ambition de ‘changer la vie ‘. Telle est en fait la définition de la politique: l'idée qu'il est possible, par l'action collective des citoyens assemblés, de faire émerger les conditions d'une société qui mette réellement en œuvre les idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité. Bref, le contraire absolu et radical de ce dogme selon lequel ‘il n'y a pas d'autre politique possible' » (2). Rien de plus juste. Mais, cela implique de faire alors le bilan, avant d'en faire le procès, de cette tendance à la fin de la politique, à son remplacement par la technique, autrement dit par ce triomphe d'un discours dans lequel l'expert se perd et se nie: l'expertisme.

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Cette tendance s'est incontestablement accélérée depuis les vingt-cinq dernières années. Elle s'appuie à la fois sur l'évolution des institutions, et de ce point de vue la mise en place de l'Euro lui a donné un coup de pouce ravageur. Elle s'appuie sur les dérives de certains économistes. Car, les économistes jouent un rôle décisif dans ce processus, que ce soit en promouvant des raisonnements qui serviront de caution idéologique à cette dépolitisation du politique, ou en fournissant des solutions « clés en main » qui accélèrent ce processus. Par leurs écrits comme par leurs actions, de nombreux économistes et de nombreux « experts » sont sortis du cadre de la République. C'est ce qui justifie, pour eux, le glissement de la démocratie en une nouvelle tyrannie, mais un tyrannie qu'ils espèrent douce à leurs intérêts…

Qu'est-ce qu'être républicain aujourd'hui?

Être républicain implique comprendre la démocratie comme un espace collectif par lequel ces libertés individuelles prennent sens dans leur contribution à l'émergence de représentations communes et de décisions légitimes (3). Ceci renvoie à la question du rapport entre légalité et légitimité telle que l'a posée Carl Schmitt: "…notre époque est fortement dominée par une fiction, celle de la légalité, et cette croyance dans un système de légalité rigoureuse s'oppose manifestement et d'une manière très nette à la légitimité de toute volonté apparente et inspirée par le droit" (4).

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Un économiste cesse donc d'être républicain, qu'il s'en rende compte et qu'il l'assume alors ou que cela soit au niveau inconscient, quand il cherche à imposer une représentation de l'ordre social non à travers sa participation au débat démocratique mais par sa prétention à détenir des lois naturelles de l'organisation des sociétés humaines. Vouloir substituer l'expertise au choix politique, telle est la dérive que porte une certaine conception de l'économie, une économie qui prétend alors s'affranchir de toute incertitude mais aussi de toute règle politique. Or, l'incertitude est produite par les activités humaines, et c'est ce qui implique justement une décision politique (5). Ce faisant, cette économie là s'enferme dans une autoréférence et une circularité de son raisonnement qui la condamne irrémédiablement (6).

Dire cela ne signifie pas que l'expertise, qui est distincte de l'expertisme, ne soit en certains points nécessaire et légitime. La république a besoin de savants, même si ce n'est pas au chimiste mais au fermier général que l'on coupa le cou dans le cas de Lavoisier. Ce qui est dangereux et critiquable, c'est la substitution de l'expertise au débat au nom d'une vision totalisante de la science économique; c'est la fraude qui consiste à faire passer pour résultats scientifiques ce qui n'est le plus souvent qu'une reformulation de vieux arguments idéologiques et métaphysiques. Ce qui est implicitement en cause c'est le critère séparant le domaine technique du domaine politique, et la manière dont les économistes du courant dominant en usent à leur profit.

Emmanuel Macron n'est pas républicain

On mesure, alors, d'ou provient et quelles sont les sources réelles de ce que les commentateurs affectent de prendre pour des « dérapages » de la part d'Emmanuel Macron. C'est bien en réalité d'une pensée a-politique, ou plus précisément une pensée qui veut se situer dans un espace post-politique dont il s'agit. Cette pensée dérive elle-même de la conversion à l'expertisme, qui nourrit ce que l'on a pris pour de l'arrogance mais qui s'avère en réalité bien plus profond et bien plus grave qu'un simple comportement. Le Président de la République n'est probablement pas tout simplement pas républicain.

Les opinions exprimées dans ce contenu n'engagent que la responsabilité de l'auteur.


1. Voir Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Editions Michalon, 2016

2. Polony N., Changer la vie, Paris, Editions de l'Observatoire, octobre 2017.

3. Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, op.cit., p. 42.

4. Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l'allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932p. 46

5. Shackle G.L.S., Decision, Order and Time in Human Affairs, Cambridge University Press, Cambridge, 2ème edition, 1969

6. Morgenstern O., "Perfect foresight and economic equilibrium", in A. Schotter, Selected Economic Writings of Oskar Morgenstern, New York University Press, New York, 1976, pp. 169-183. Publié originellement en allemand in Zeitschrift für Nationalökonomie, vol. 6, 1935

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