Gazage à Khan Cheikhoun: quand Moscou et Washington s’écharpent au Conseil de sécurité

© REUTERS / Ammar AbdullahKhan Cheikhoun
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Les États-Unis et la Russie se déchirent autour du rapport de la commission d’enquête de l’ONU sur l’attaque chimique de Khan Cheikhoun. Si Washington appuie ce rapport et Moscou le critique, c’est aussi l’expression d’une lutte d’influence au sein du CS, explique à Sputnik le général Trinquand, ancien chef de la mission française auprès de l’ONU.

«La Russie, déposant une résolution qui a été refusée, après en avoir refusé une, l'interlocuteur américain a dit: "nous étudierons votre résolution quand vous aurez accepté la première que vous avez refusé d'accepter." Chacun se renvoie la balle sur ce sujet-là.»

Le général Dominique Trinquand, spécialiste des organisations et des enjeux internationaux, pose en quelques mots le débat: la mission d'enquête internationale sur l'utilisation des armes chimiques en Syrie et son rapport, qui incrimine Damas dans le gazage de la population de Khan Cheïkhoun le 4 avril dernier, est l'objet d'une féroce lutte d'influence entre Russes et Américains, qui dépasse la seule recherche de la vérité sur l'affaire de Khan Cheikhoun.

Les conclusions de cette commission d'enquête, auxquelles les enquêteurs de l'ONU et de l'OIAC sont parvenus sans s'être rendus sur place, ont été dénoncées par la Syrie et la Russie. Sergueï Riabkov, vice-ministre des Affaires étrangères, insistait sur le fait que les conclusions de ce rapport, qui présenteraient un nombre conséquent d'«incohérences» étaient «attendues». Des arguments auxquels les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne ont fait la sourde oreille.

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Le mandat confié par le Conseil de Sécurité de l'ONU à cette mission composée d'enquêteurs de l'ONU et de l'OIAC expire le 16 novembre 2017. Depuis la fin du mois d'octobre, sa prolongation est l'occasion d'une nouvelle passe d'armes entre les membres permanents du Conseil de Sécurité. Le 24 octobre, la Russie a opposé son veto à une résolution américaine dont elle pense qu'elle propose «une prolongation hâtive du mandat du Mécanisme d'enquête conjoint».

«Le rapport de force est très important parce qu'il concerne deux membres des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité (Russie et États-Unis). […] L'usage du droit de veto est une prérogative des membres permanents. Donc chacun l'utilise comme un élément de force pour bloquer les décisions qui pourraient être prises d'un commun accord», analyse Dominique Trinquand.

Celui qui a été ancien chef de la mission française auprès de l'ONU rappelle ainsi qu'il «y a toujours une crise permanente» lorsqu'il n'existe pas de consensus entre les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité de l'ONU. Consensus difficile à atteindre, tant les positions des protagonistes sont éloignées. En effet, si Moscou a refusé la proposition américaine, il avait une autre idée en tête, avec son projet de résolution déposé le 2 novembre, qui prévoit la prolongation du mandat de la mission d'enquête pour une période de six mois seulement.

Dans un second projet de résolution qu'ils font circuler actuellement et que Reuters s'est procuré le 31 octobre, les États-Unis proposent pour leur part de prolonger la mission de la commission d'enquête jusqu'à deux ans, après avoir évoqué un an.

«Quand on donne six mois, cela veut dire que tous les six mois ont est capable d'étudier les choses; alors qu'un an cela donne un mandat bien sûr bien plus long, donc des mains libres plus longtemps à la commission», analyse le général Trinquand.

Bref, avec un mandat de six mois renouvelables, Moscou veut garder la bride courte à la commission d'enquête, dont elle se méfie, à l'inverse des USA. Emmanuel Macron, de son côté, ne s'est pas prononcé sur cette question délicate. Lors d'un entretien avec son homologue russe le 3 novembre dernier, le Président de la République s'est contenté de souligner «la nécessité de renouveler dans les prochaines semaines le mandat du mécanisme d'enquête conjoint aux Nations unies et à l'OIAC» dont il qualifie «les méthodes et l'impartialité» d'«incontestables».

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De plus, le 2 novembre dernier, la porte-parole du Quai d'Orsay a affirmé que Paris souhaitait le prolongement du mandat des experts «afin qu'un auteur, étatique ou non-étatique» ne puisse s'en tirer s'il utilise des armes chimiques. Pour la France, le vrai débat est ailleurs: pouvoir passer outre l'obtention d'un accord entre les cinq membres permanents afin d'éviter l'inertie totale de la communauté internationale dans la crise syrienne:

«La position de la France est très différente là-dessus parce qu'elle prône le multilatéralisme. Et dans le cas d'utilisation d'armements chimiques, elle a proposé que les cinq permanents abandonnent leurs droits de veto dès lors que de l'armement chimique est utilisé.»

La proposition française aura au moins eu le mérite de faire l'unanimité du Conseil de sécurité… contre elle. Cette fois-ci, l'entente fut cordiale entre la Russie, la Chine, le Royaume-Uni et les États-Unis, ce que déplore celui qui fut l'un des conseillers du candidat Macron pendant la campagne présidentielle:

«Les cinq permanents ont une responsabilité particulière […] parce qu'avec leur droit de vote, ils ont une prérogative exorbitante. Et donc si les permanents ne veulent pas jouer le jeu du multilatéral, ils rompent un pacte entre eux et les 193 nations qui leur ont donné délégation.»

Il faut dire que d'une certaine manière, les États-Unis, et Paris à leur suite, avaient déjà appliqué à leur manière la proposition française d'agir sans mandat du Conseil de sécurité. Pour Donald Trump, avant même que ne soit décidé la création d'une commission d'enquête, l'affaire était bouclée: Bachar était coupable et dans la nuit du 7 avril 2017, la Maison-Blanche décidait, unilatéralement, d'envoyer 57 missiles Tomahawk sur la base aérienne gouvernementale suspectée d'avoir été le point de départ du raid meurtrier. Une action qu'analyse Dominique Trinquand:

«Les États-Unis ont appliqué ce que la France avait proposé: dès qu'il y a utilisation d'armement de destruction massive, l'armement chimique en est un, il y a droit de réplique immédiat. Dans tous les cas, on ne s'oppose pas à des mesures internationales contre ces actions.»

Personne ou presque ne s'est en effet opposé à cette action unilatérale, qui semblait par avance valider les conclusions rendues par la Commission d'enquête, qui pointe du doigt la responsabilité du gouvernement syrien, ce que réfute donc Moscou.

En effet, le consensus existe autour de l'enquête diligentée par l'Organisation pour l'Interdiction des Armes Chimiques (OIAC), qui a démontré l'emploi d'agents chimiques lors du massacre du 4 avril à Khan Cheikhoun. La question de savoir qui, du régime de Damas ou des terroristes de l'État islamique, en a usé reste donc débattue. C'est l'objet de la commission d'enquête de l'ONU présidée par Paolo Sergio Pinheiro et que Moscou soupçonne de partialité:

«À partir du moment, où vous avez une commission d'enquête avec des experts qui vous apportent la preuve que cela est du sarin, le sarin n'est possédé que par le gouvernement syrien. En revanche, ce qu'on peut voir, c'est si des stocks de sarin auraient pu être pris par d'autres belligérants —des mouvements djihadistes- et utilisés par eux. Mais temps qu'il n'y a pas d'enquête, on ne peut pas le savoir.»

C'est au nom de cette possibilité —soutenue par de nombreux experts indépendants- que l'État islamique ait été en possession des stocks d'armes chimiques qui ont éclaté à Khan Cheikoun que la Russie s'oppose aux conclusions de l'enquête onusienne.

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Le consensus pourrait venir de la poursuite de l'enquête de l'OIAC, qui bénéficie pour l'instant du soutien du Conseil de Sécurité: la communauté internationale ne s'accordera qu'à partir d'un rapport d'experts missionnés par cette seconde commission. L'objectif sera de déterminer, une fois pour toutes, les responsables de l'utilisation d'armes chimiques qui a causé la mort de dizaines de personnes. Pourra-t-elle agir de manière totalement indépendante et impartiale? Dominique Trinquand l'espère:

L'envoi des experts sur les lieux «est décidé au Conseil de Sécurité sans l'avis des Syriens. L'ONU qui n'est qu'un instrument, elle ne peut envoyer des experts que sous mandat du Conseil de Sécurité. […] Une commission d'enquête de l'ONU n'est ni américaine ni russe. À partir du moment où l'ONU aura son mandat, ils vont prendre des Suisses, des Suédois, etc. Cela va être beaucoup plus neutre.»

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