Google Vs Sputnik: «Un algorithme n'est jamais neutre fondamentalement»

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Selon son ex-PDG, Google travaillerait à la conception d’algorithmes visant à rendre moins visibles les articles de Sputnik et de RT. Au-delà de cette nouvelle étape de l’offensive américaine contre les voix dissonantes, la question de l’hégémonie des GAFA et de la souveraineté numérique semble plus que jamais relancée.

Éric Schmidt, le président d'Alphabet- maison mère de Google —, aurait-il un tropisme antirusse? C'est en tout cas la question qui vient à l'esprit lorsqu'on visionne son intervention, samedi 18 novembre, à l'occasion du forum sur la sécurité internationale de Halifax, au Canada.

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En effet, initialement interrogé sur le temps prit par YouTube pour supprimer (samedi 11 novembre) les vidéos d'Anwar al-Awlaki, un influent prédicateur américano-yéménite d'Al-Qaeda, tué au Yémen en 2011 par une frappe de drone, l'ex-PDG de Google répond rapidement que les équipes de Google travaillent à l'élaboration d'algorithmes permettant de moins bien référencer les articles de Sputnik et de RT, en somme, de les rendre plus difficiles à trouver pour le grand public, à défaut de les bannir complètement.

Le mythe de la liberté du Web, de sa neutralité et de celle de l'un de ses principaux acteurs en prend un coup, selon Yannick Harrel, expert auprès de l'Union Internationale des Télécommunications (UIT), professeur en cyberstratégie et auteur, notamment, de «La cyber stratégie russe» (Éd. Nuvis, 2013):

«Un algorithme n'est jamais neutre fondamentalement, même si on le présente comme tel. Donc si une décision politique est donnée en ce sens, la technique suivra.»

La technique, ce sont les millions de lignes de code qui ont assuré le succès de Google, supposé trouver plus rapidement de contenus plus pertinents aux requêtes des internautes… même de ceux qui souhaiteraient avoir le point de vue russe sur l'actualité.

Au cas où la chose n'aurait pas été claire, Éric Schmidt enfonce le clou: «Nous travaillons sur la détection et le déclassement de ces types de sites- essentiellement RT et Sputnik,» précisera-t-il par la suite, en réponse à la question d'un journaliste lui demandant s'il était «vraiment nécessaire de monétiser la propagande russe avec Google Adsens?». La monétisation, l'un des trois grands axes, avec le contenu et l'éthique, autour desquels s'articulent les règles floues régissant le référencement sur Google Actualités.

Qu'est-ce qui a bien pu pousser ce multimilliardaire à dédier un large pan de son interview à la «menace» que représenteraient les médias russes? Un homme d'affaires, comme le détaillent nos confrères de RT, qu'Hillary Clinton désigne comme «un ami de longue date» et qui d'après les emails de John Podesta publiés par WikiLeaks en octobre dernier, aurait même conseillé la candidate démocrate durant la campagne présidentielle…

Bref, par ses propos, Eric Schmidt confirme pour Yannick Harrel que les algorithmes «que l'on présente souvent comme étant équitables, comme étant totalement dénués d'imbrications et d'altérations par la main humaine […] ne sont absolument pas neutres.» Pour notre expert, il ne faut pas perdre de vue que les lignes de code qui font tourner Google sont écrites par des hommes et que «la finalité de ces algorithmes est décidée en haut lieu. Donc un algorithme écrit peut être réécrit afin d'être orienté». Yannick Harrel évoque ainsi la volonté de puissance des GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazone) et des NATU (Netflix, Airbnb, Twitter, Uber):

«On entre dans le champ de la guerre informationnelle. Les GAFA peuvent se le permettre, on pourrait croire qu'ils agissent comme des États, mais ils sont aussi territorialisés, c'est-à-dire qu'ils répondent aussi à des desiderata, à des pressions, ils doivent aussi composer avec des puissances territoriales. Là, on voit très bien qu'il s'agit de certains gouvernements qui ne sont pas favorables à des voix dissonantes par rapport à une certaine doxa.»

Les GAFA, titans du cyberespace, dont le poids financier (2.686 milliards de dollars de capitalisation conjuguée le 20 novembre au soir) égale, voire dépasse les PIB de certains États du G7, dont la France, demeurent néanmoins sous l'égide juridique du pays où ils sont basés. Un poids que «subissent» les pays européens, et pas seulement en matière de fiscalité? C'est par exemple le cas d'enquêtes antiterroristes où les autorités des États européens sont contraintes de se tourner vers les autorités américaines afin d'avoir accès aux données de leurs propres citoyens emmagasinés par les géants du Web. Un point qu'analyse Yannick Harrel:

«Les États européens sont contraints, parfois de bonne et mauvaise grâce, d'abonder dans le sens d'une politique qui est décidée par les GAFA, qui eux-mêmes sont sur un territoire où ils doivent composer avec le pouvoir politique, qui parfois peut leur donner injonction de revoir leur politique d'utilisation et de fonctionnement.»

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En témoigne la campagne contre la supposée «influence russe» et les «fake news» aux États-Unis: fin octobre, Twitter annonçait qu'il se rangeait aux conclusions du rapport du renseignement américain- ne contenant pourtant aucune preuve d'ingérence russe dans la campagne présidentielle américaine- et avait bloqué la publicité de tous les canaux appartenant à l'agence Sputnik et à la chaîne RT. Pour sa part, Facebook a opté pour durcissement les règles de sa publicité politique, estimant fin octobre qu'un électeur américain sur deux aurait été exposé à des messages politiques achetés en Russie durant la campagne présidentielle américaine.

Une campagne qui a traversé l'Atlantique, notamment sous la pression allemande et celle de l'Union européenne. On se souvent qu'en novembre 2016 déjà, à l'initiative d'une eurodéputée conservatrice polonaise, Anna Fotyga (Droit et Justice), le Parlement européen adoptait une résolution mettant la propagande de Daech sur un pied d'égalité avec Sputnik, RT ainsi que l'Église Orthodoxe russe. On notera que l'eurodéputée proposait notamment de recourir au soutien des centres de communication de l'Otan afin de mettre fin aux activités «subversives» des agences publiques de presse russes, accusées de propager de fausses informations ayant pour but «d'affaiblir l'unité de l'Europe». L'Otan, comme chacun sait, qui est réputée pour être un acteur neutre sur le terrain de l'information et des relations internationales…

Bien qu'elle se joue dans un espace dématérialisé, cette «guerre» a des conséquences concrètes, selon l'expert auprès de l'Union Internationale des Télécommunications, qui évoque les différents plans et outils (légaux, fiscaux et politiques) qu'elle emploie ainsi que des enjeux qui dépassent le simple domaine de l'information.
Les Européens semblent ainsi avoir abandonné la course à l'Internet et plus généralement au high-tech, les sociétés de ce domaine voyant parfois leur rachat comme une finalité. Nombreuses sont les pépites nées sur le vieux continent avant d'être rachetées par les géants outre-Atlantique, à l'exemple du français Dailymotion ou du suédois Skype. Ne parlons même pas des entrepreneurs ayant fait le choix d'aller s'installer directement aux États-Unis, se plaçant de facto sous leur juridiction. Ainsi, pour Yannick Harrel, cette guerre informationnelle pose une tout autre question, «primordiale»:

«Derrière cette affaire, c'est la guerre informationnelle, mais aussi la souveraineté numérique, et c'est ce qui pousse certains pays- la Russie, mais aussi la Chine, l'Inde et d'autres —à bénéficier de leurs propres géants numériques pour faire contrepoids à ces puissances qui sont des acteurs du cyberespace. Et l'on sait que le cyberespace n'est plus un milieu neutre, mais c'est aussi un milieu conflictuel, où chacun entend défendre sa part de marché et son territoire.»

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Pour le professeur en cyberstratégie, les «voix dissonantes» demeurent nécessaires, car «de la contradiction naît le progrès». Mais pour lui, tout ceci passe d'abord par «l'éducation» des populations:

«Il faudrait que- in fine- ce soit le citoyen lui-même qui soit apte à avoir un choix et à l'opérer de lui-même et non le laisser à des algorithmes qui, certes, initialement sont censés favoriser le choix de lecture, mais peuvent aussi apporter un biais cognitif.»

Un biais d'autant plus fort que Google et Facebook ont une position largement dominante dans le domaine de la diffusion de l'information. Les réseaux sociaux représentent en France la principale porte d'accès à l'info pour 73% des 18-24 ans. Et ils sont déjà en situation de duopole dans le domaine publicitaire, un nerf de la guerre dont Twitter n'a déjà pas hésité à user contre les médias russes. 

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