Airbus, nouvelle proie des autorités américaines

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Airbus, dernier industriel européen en date dans le collimateur de la justice américaine! Malgré la condamnation et démantèlement d’Alstom au profit de son concurrent américain, les autorités françaises et européennes ne semblent pas réagir face à la menace du droit US sur leurs intérêts et leur souveraineté. Retour sur une inertie coupable.

Après Alcatel, Alstom et Technip —pour ne parler que d'industrie-, c'est à présent au tour de l'avionneur européen Airbus de se retrouver dans le collimateur de la justice américaine. Le groupe révélait discrètement fin octobre, à l'occasion de la publication de ses résultats pour les neuf premiers mois de l'année, que les autorités américaines venaient d'ouvrir une enquête suite à la découverte par la compagnie elle-même de «certaines inexactitudes dans les déclarations faites au Département d'Etat américain» en matière d'exportation d'armes (ITAR).

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Une procédure imposée par les États-Unis à tous les industriels à travers le monde, dès lors qu'un composant est de fabrication américaine. Des affaires qui font écho à celles entérinées par le Serious Fraud Office (SFO) britannique et le Parquet national financier (PNF) pour des contrats civils, là encore, après qu'Airbus ait voulu montrer patte blanche en s'auto-dénonçant. Une politique de «transparence» que juge, sans concession, Marc German, expert en intelligence économique:

«Les précédents sont très parlants, ne pas tirer les leçons de ce qui s'est passé avec Alstom, chez Volkswagen et d'autres groupes, est quelque part totalement criminel, c'est un non-sens.»

Le Département américain de la justice enquêterait donc sur de possibles faits de corruption. Des investigations étatsuniennes qui en rappellent d'autres et qui ne laissent par conséquent rien présager de bon pour le concurrent de Boeing, comme le souligne Marc German:

«Les entreprises européennes et françaises qui passent sous les fourches caudines de la justice américaine sont irrémédiablement phagocytées et contrôlées in fine par des entreprises américaines. C'est une mécanique que l'on connaît maintenant par cœur, dont on connaît tous les principes et la volonté sous-jacente et là où ça devient insupportable pour tout entrepreneur qui se respecte, c'est que les États européens- et l'État français particulier- ne mettent en place aucune mesure de rétorsion.»

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Plus récemment, Jean-Luc Mélenchon attirait fin novembre l'attention du ministre de l'Économie et des Finances sur la sauvegarde des intérêts stratégiques de l'État au sein d'Airbus. Dans cette question écrite, le député des Bouches-du-Rhône s'inquiète notamment de la vulnérabilité de certaines informations sensibles d'Airbus aux intérêts américains, notamment à travers le choix des prestataires par les dirigeants de l'avionneur pour conduire ses audits, à savoir le cabinet d'avocat américain Hubbard et Reed et l'entreprise américaine d'intelligence économique Forensic Risk Alliance.

Une vulnérabilité qui se serait encore «renforcée en juin 2017, puisque l'entreprise a choisi de s'adjoindre les services de l'entreprise de traitement de données Palantir, dont le financement provient du fond d'investissement de la CIA, In-Q-Tel», d'après le député.

«Utiliser des sociétés américaines pour réaliser des audits internes et utiliser des sociétés de service qui sont assujetties à une obligation de dénonciation auprès de leurs propres autorités, c'est totalement stupide- il n'y a pas d'autres mots,» s'emporte Marc German.

Mi-octobre, soit avant que le groupe ne rende public l'intérêt que lui portent les autorités américaines, le député de la France insoumise (LFI) tirait le signal d'alarme, déclarant sur le plateau du Grand Jury de RTL que «les Américains sont en train de s'emparer d'Airbus comme ils se sont emparés des éoliennes d'Alstom.» Pour Djordje Kuzmanovic, il ne fait pas de doute qu'on s'achemine vers une nouvelle affaire Alstom. Ce porte-parole LFI revient sur des entrevues avec des cadres de l'ex-EADS et d'autres groupes industriels français:

«Ils nous ont toujours dit que le problème principal était les tentatives de prises de contrôle de ces fleurons industriels par les États-Unis.»

Un son de cloche que l'on retrouve déjà, quelques jours plus tôt, dans le documentaire «Guerre fantôme: La vente d'Alstom à General Electric» de David Gendreau et Alexandre Leraître, diffusé le 11 octobre sur la chaîne parlementaire (LCP). Le politologue Éric Denecé, Président du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) et coauteur du rapport «Le dessous des cartes de l'affaire Alstom», y énumérait les groupes directement menacés par les États-Unis:

«Airbus, Sanofi, Areva et la Société Générale […] ces quatre entreprises-là, à notre connaissance, sont d'ores et déjà ciblées par les autorités américaines.»

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«Même principe, même résultat,» fustigeait l'ex-directeur de la DGSE, Alain Juillet —toujours dans le documentaire- concernant les affaires Alstom et Technip. Une «même histoire», commençant par l'ouverture d'enquêtes des autorités américaines pour corruption à l'encontre d'entreprises françaises suite à des contrats passés dans de lointains pays, suivis d'arrestations de cadres de ces entreprises aux États-Unis afin de faire pression. Et tout cela sans même parler des autres groupes français qui ont frôlé la catastrophe, comme Peugeot en Iran ou Total aux États-Unis. Le pétrolier qui depuis doit soumettre à un contrôleur américain tous ses plans stratégiques.

En somme, que la justice américaine soit taillée sur-mesure pour défendre les intérêts économiques américains n'est un secret pour personne. Alors pourquoi les autorités européennes- et françaises- restent-elles muettes face à ce rouleau compresseur américain particulièrement bien coordonné?

«Ce comportement, ce laissez-faire est totalement criminel! Et le droit français n'est absolument pas outillé pour punir ce genre de crimes»,

insiste Marc German, qui souligne la perte «irrémédiable d'emplois et de savoir-faire» dans le tissu industriel national. Il cite l'exemple du français Pechiney, avalé par son concurrent canadien Alcan en 2003: «aujourd'hui, il n'y a plus aucune compétence dans la filière aluminium en France,» fustige-t-il.

Pour notre expert, au-delà d'un rapport de force entre les deux rives de l'Atlantique, devenu largement défavorable aux Européens, c'est une question de leadership, tant dans les entreprises que dans le paysage politique. Marc German pointe du doigt une «absence totale de sens de l'État» chez nos leaders:

«Vous avez à la tête des États européens des gens qui ne sont plus des chefs d'État, mais qui sont des gouverneurs. […] Aujourd'hui, le personnel politique n'a plus le sens de l'État —il n'y a plus d'homme d'État- on prend des postures, on a des positions qui sont des positions de communication, mais on ne défend plus les intérêts français.»

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Arnaud Montebourg, ministre de l'Économie, du Redressement productif et du Numérique, à l'époque responsable du dossier Alstom s'était insurgé après son éviction du gouvernement contre l'attitude d'Emmanuel Macron —alors secrétaire général adjoint de la Présidence de la République- lorsque celui-ci avait plaidé pour une vente sans contrepartie de la branche énergie d'Alstom à General Electric: «nous ne sommes quand même pas au Venezuela» aurait-il déclaré.
Un manque de vision politique qui confine dans certains cas à l'inconscience, comme semble en témoigner cet exemple évoqué par Djordje Kuzmanovic:

«Lorsque le nouveau ministère de la Défense s'est installé à Balard, l'État-major avait demandé à ce que les ordinateurs soient sous système d'exploitation Linux. Or, c'est l'Élysée qui a insisté pour qu'ils soient sous Windows… en pleine crise des écoutes américaines, en particulier du Président de la République de l'époque, M. François Hollande.»

Mais les politiques sont-ils les seuls à blâmer? Marc German insiste également sur le décalage entre les élites françaises à la tête des grandes entreprises nationales, «des administrateurs, des gestionnaires»- de par leur formation de polytechniciens ou d'énarques- et l'esprit d'entrepreneuriat, qui impose une prise de risque:

«Le gros problème, c'est que nos élites, par construction universitaire, ont des esprits formatés qui ne leur permettent pas de prendre en compte les éléments non quantifiables. Or dès qu'il s'agit de soft-power ou d'influence, ils sont absolument incapables de prendre en compte ce genre de facteurs, qui sont facteurs déterminants […] et cela abouti à un non-sens stratégique.»

Une approche qui pousserait ainsi les dirigeants des entreprises et grands groupes français à céder aux sirènes des contrats institutionnels aux États-Unis. Attitude que regrette notre expert:

«Cet attrait [pour le marché américain, ndlr]- ce pouvoir de séduction- est funeste, il porte en lui les gènes tueurs de l'entreprise.»

Notre expert en intelligence économique apporte à l'appui de sa thèse un exemple plus que parlant:

«L'entreprise Thalès a acquis une société américaine. Dans le cadre de la transaction, le management de Thalès a l'interdiction de pénétrer au sein de l'entreprise qu'elle a rachetée. Ce sont des conditions inacceptables. À partir du moment où vous acceptez des conditions qui par le simple truchement du bon sens devraient être rejetées, eh bien effectivement, il ne faut pas vous étonner après d'être la cible ou la proie du pays qui vous a imposé la règle du jeu.»

Or, comme le souligne Marc German les conséquences néfastes résultant de ces décisions stratégiques et de ce manque de volonté politique ne se limitent pas qu'aux seules entreprises. Est-il trop tard pour autant? Si Djordje Kuzmanovic se veut optimiste et espère un renversement de tendance, Marc German se montre quant à lui moins confiant, soulignant l'importance de l'effort qu'il faudra fournir pour corriger le tir. D'autant moins confiant, que là également, tout est question de volonté politique:

«Quand vous perdez de l'influence sur une zone géographique, ce n'est pas une perte sèche, cela se fait au profit de vos compétiteurs. […] il faut des années, des décennies pour récupérer l'influence qui a été perdue.»

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Mais dans le cas d'Airbus peut-on considérer l'assourdissant silence des leaders politiques européens comme un déni de réalité? Une autre explication à cette discrétion pourrait s'expliquer par l'importance des enjeux. Airbus n'est pas une simple entreprise, comme l'illustre la coopération entre les équipes de commerciaux de choc du groupe aéronautique et les services français. Une coopération fructueuse qu'évoquait dans une enquête La Tribune.

Comme le soulignait l'hebdomadaire économique, Airbus Group n'est pas n'importe quelle entreprise: emblématique, elle est une fierté tant pour les Français que pour les Allemands, qui plus est symbole de leur coopération. Une double dimension stratégique de l'avionneur, au-delà de son poids dans l'industrie européenne et du symbole de coopération qu'il incarne: Airbus n'est-elle pas pour l'Europe une justification à son existence?

Finalement, à travers Airbus, les États-Unis ne sanctionneraient-ils pas les pays européens, non pas pour avoir tenté de rivaliser avec eux économiquement, mais pour avoir voulu user des mêmes méthodes?

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