Dans la guerre moderne, ce sont les technologies qui combattent

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Le sénateur Viktor Bondarev, président de la commission défense et sécurité du Conseil de la Fédération, général, Héros de Russie et pilote émérite de Russie, a rencontré le rédacteur en chef adjoint de l'hebdomadaire Revue militaire indépendante Alexandre Charkovski pour évoquer la théorie et la pratique militaires contemporaines.

Selon le quotidien Nezavissimaïa gazeta.

- Monsieur Bondarev, parlez-nous de votre vision des nouveautés dans l'utilisation de l'aviation stratégique et à longue portée dans les guerres contemporaines. Peut-on continuer à utiliser l'aviation stratégique dans la guerre syrienne? N'est-elle pas devenue obsolète en tant que vecteur aérien de l'arme nucléaire? 

— De facto, la guerre en Syrie est terminée. Je pense qu'on peut déjà en parler au passé.

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Le Pentagone préoccupé par les activités d’un «navire espion» russe, selon CNN
Dans un avenir proche, l'aviation stratégique ne deviendra pas obsolète, avant tout parce que le spectre des objectifs et des tâches requérant son utilisation, ainsi que celui de ses capacités, est très large. Les bombardiers de cette classe atteignent avec beaucoup de précision des cibles aussi bien stationnaires que mobiles dans un grand rayon. Et ils y parviennent en utilisant des armes conventionnelles non nucléaires — des bombes et des missiles. Ils ont besoin d'une couverture minimale de chasseurs. Ils sont manœuvrables, échappent facilement aux systèmes antiaériens de l'ennemi, aux missiles air-air ennemis. Ils disposent d'une électronique ultramoderne capable d'identifier les moyens antiaériens ennemis et de les éviter.

Mais c'est sa capacité à porter des frappes nucléaires qui reste, bien sûr, le principal atout de l'aviation stratégique.

Avec les missiles intercontinentaux et les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE), les avions d'attaque stratégiques constituent la triade nucléaire de nos forces armées. Autrement dit, ils assurent la sécurité de la Russie dans le monde contemporain en réfrénant l'agression d'un ennemi potentiel.

L'aviation stratégique est une classe d'élite de l'armée de l'air qui continuera d'être modernisée, c'est pourquoi les autorités du pays et le ministère de la Défense ont décidé de relancer la production du Tu-160M.

- Comment voyez-vous l'avenir de l'aviation stratégique — s'il existe? Ce secteur évoluera-t-il vers quelque chose qui ressemble aux navettes spatiales?

— Je vois l'avenir de l'aviation stratégique comme radieux et prometteur. Nous sommes sur le point d'élaborer, de lancer et de mettre en service l'avion stratégique PAK DA qui remplacera à terme les Tu-22MZ et TU-95MS. Toutefois, nous nous orientons avec ce projet sur les années 2025-2030. Le potentiel de modernisation de ces Tupolev est immense, ils voleront encore. Les Cygnes blancs (Tu-160) continueront d'être exploités et voleront encore dans 15-20 ans, même si à terme le PAK DA les remplacera également. Cet avion sera universel avec un large éventail de fonctions. Aujourd'hui, pratiquement tous les travaux de recherche sur le projet sont terminés et nous sommes sur le point de construire le premier appareil d'essai. La mise en service de ces avions dans les forces armées est prévue pour 2025-2028, après les essais.

Le parallèle avec les navettes spatiales me semble incorrect. La mission principale d'un avion stratégique consiste à transporter — tout le reste doit être fait par le missile.

- Qu'est-ce que la guerre syrienne a apporté de nouveau dans la tactique et dans l'art opérationnel pour l'armée de l'air?

— Savez-vous que la campagne syrienne est devenue la plus grande campagne militaire menée par la Russie ces dernières années? La dernière en date remontait à 2008 — pendant le conflit osséto-géorgien — et avant cela nous avions combattu dans les deux guerres de Tchétchénie — c'est-à-dire au siècle précédent.

Au XXIe siècle, la guerre est un phénomène complètement nouveau dans le sens existentiel, logistique, économique et dans toutes les domaines en général. C'est une guerre entre les hautes technologies. Tenant compte des progrès de la science, l'art militaire se transforme lui aussi. D'une part il se complique: des systèmes de combat de plus en plus complexes, des armes et du matériel plus complexes et plus sophistiqués deviennent accessibles. D'un autre côté, il se simplifie dans le sens où grâce aux hautes technologies on parvient désormais à un certain résultat avec moins de pertes et moins d'efforts qu'avant.

Le bombardier stratégique Tu-160M2 - Sputnik Afrique
La Russie accélère le premier vol du bombardier modernisé Tu-160
Aujourd'hui les principales activités militaires se déroulent dans les airs, par conséquent la mission la plus importante incombe à l'aviation. D'où la nécessité, dans un premier lieu, de dominer dans le ciel. C'est précisément quand nous avons réussi, par exemple en Syrie, à rendre cette domination solide, que le cours des événements à venir a été déterminé et que la défaite des terroristes n'était plus qu'une question de temps. Dans l'ensemble, le pourcentage de participation de l'armée de l'air dans la structure des forces participant aux opérations militaires standards augmente. Avec le développement en cours et l'introduction future d'armes de haute précision, les activités militaires pourraient probablement se dérouler sans la composante terrestre.

Dans l'ensemble, l'arme de haute précision a changé en grande partie la tactique, les activités opérationnelles et la stratégie. En retour, le caractère de la guerre de nouvelle génération lui a donné plusieurs propriétés distinctives.

Premièrement, l'utilisation de l'arme de haute précision permet de réduire les délais des opérations militaires. Nous avons débarrassé la Syrie des terroristes en un peu plus de deux ans, alors qu'en septembre 2015 ils occupaient plus de 70% du pays!

Deuxièmement, la haute précision du tir augmente la force destructrice de la charge, et permet donc d'économiser les munitions (notamment si, parallèlement à la précision, la puissance de la charge augmente également). Autrement dit, le coût de la guerre augmente évidemment à cause de l'utilisation de technologies onéreuses, mais il diminue en parallèle grâce à l'efficacité accrue de l'arme.

Troisièmement, grâce à l'arme de haute précision la profondeur d'atteinte de l'ennemi par le feu augmente. Par conséquent, les unités de ce dernier doivent participer aux activités militaires à une plus grande profondeur de formation opérationnelle, ce qui les épuise fortement.

Enfin, quatrièmement, l'arme de haute précision détermine l'évolution des activités militaires: d'un contact direct sur le front, les troupes sont passées à la méthode de frappes à longue portée. Les actions à distance dominent largement sur le combat rapproché. Grâce à cela, les frappes et les activités militaires sont passées d'un caractère «continu» à un caractère «ponctuel».

Dans la guerre syrienne s'est affirmée la tendance aux frappes et aux attaques massives. Je rappelle que Palmyre et Deir ez-Zor ont été libérées grâce à ces actions.

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Des pilotes US aux commandes de chasseurs russes, selon National Interest
Ensuite. Le renseignement high-tech est un élément important de la guerre moderne (et la Syrie l'a montré). Cela concerne aussi bien les moyens de guerre électronique que les satellites spatiaux. Nos drones ont été très efficaces en Syrie. L'évolution des moyens de renseignement n'a pas seulement simplifié considérablement la recherche de cibles à attaquer, mais a également permis de combattre efficacement les différentes méthodes utilisées par l'ennemi pour neutraliser nos systèmes de contrôle et de communication. Les hautes technologies utilisées par la reconnaissance ont permis d'accroître la vitesse de correction de l'aviation militaire, ce qui lui permet de porter des frappes précises sur des cibles en tenant compte des actions de l'ennemi. Il est désormais possible de suivre en temps réel les moindres changements de situation et d'y réagir immédiatement.

La prise de zones urbaines est un important facteur de succès dans la guerre moderne. Le théâtre des opérations se déplace donc de plus en plus vers la ville, l'espace urbain. Mais puisqu'il est souvent très difficile d'y déployer du matériel blindé à cause de sa vulnérabilité dans un tel contexte, le premier violon, dans l'orchestre militaire, revient ici encore à l'armée de l'air.

La guerre syrienne est menée sur un territoire étranger. L'avantage est que nous n'avons pas combattu seuls mais en étroite coopération avec l'armée de terre de Bachar al-Assad, qui connaît le terrain comme sa poche.

Les conditions urbaines imposent de sérieuses restrictions au processus de guerre. Car la principale mission consiste à ne pas toucher les civils, les écoles, les hôpitaux et les mosquées. Les civils ne doivent être touchés en aucun cas lors de nos frappes aériennes. Les pilotes russes ont respecté cette règle rigoureusement en Syrie. Par contre, les terroristes utilisaient souvent les Syriens comme bouclier humain. Nous avons cherché à porter moins de frappes et régler davantage les problèmes pacifiquement en créant des couloirs pour la sortie des combattants (comme ce fut le cas à Alep et à Palmyre).

Il faut souligner quelles étaient les cibles des frappes aériennes russes. Nous avons cherché à détruire au maximum l'infrastructure des terroristes et à bloquer leurs canaux d'approvisionnement en armes, en argent et en nourriture. Les ressources humaines sont les ressources humaines. Bien évidemment, elles sont importantes. Mais si l'on coupe l'«oxygène» pétrolier, énergétique et financier à l'ennemi, s'il n'a plus de munitions, sa défaite sera bien plus rapide. Et le nombre de criminels éliminés augmente considérablement. Quand les moyens de précision parviennent à détruire l'économie, les sites stratégiques, industriels et militaires de l'ennemi, l'armée de ce dernier arrive elle-même à la défaite. Je ne peux pas dire que c'est une nouveauté. Cela était déjà pratiqué pendant les guerres antérieures. Mais l'ampleur de l'attention portée à l'élimination de l'infrastructure vitale a augmenté: auparavant, l'accent était mis sur les effectifs de l'ennemi.

Je voudrais souligner que nous avons subi des pertes minimales de personnel et de matériel aérien dans la guerre en Syrie. Évidemment, chaque perte est une grande tragédie. La préservation maximale de la vie de nos militaires et de l'armement a été possible grâce à la compétence de nos pilotes, de nos ingénieurs, de nos techniciens, de nos officiers, du personnel des forces de défense antiaérienne, des opérateurs de drone et de bien d'autres spécialistes qui ont participé à l'opération, grâce aux armements russes avancés et très performants, ainsi qu'à l'accompagnement de toute la campagne par le renseignement.

- Comment évoluera l'aviation militaire à court terme compte tenu de l'expérience accumulée en Syrie? Mettra-t-on l'accent sur la quantité ou la qualité des avions? A quelles nouveautés peut-on s'attendre dans la formation du personnel?

— L'expérience de la guerre syrienne, ainsi que celle d'autres guerres, montre que la qualité prime toujours sur la quantité. Notamment en ce qui concerne la sphère aérienne.

Notre armée de l'air a été brillante — je n'ai pas peur de ce mot. Cet éloge concerne aussi bien les pilotes que le matériel aérien et l'armement embarqué. C'est pourquoi il ne faudra rien changer foncièrement à l'issue de l'opération syrienne. Il faudra seulement continuer de développer et de perfectionner notre industrie aérienne militaire, ainsi que poursuivre la formation des pilotes selon les méthodes qui ont fait leurs preuves. Il est important de mener ce travail de manière synchronisée pour éviter un retard technique ou humain. Par exemple, pour éviter un manque de pilotes qualifiés capables d'exploiter efficacement les avions ultramodernes de nouvelle génération.

Il faut souligner que nos ingénieurs ont rapidement réparé les quelques défauts techniques qui ont été découverts au début des opérations.

- Quelle forme va prendre le développement de l'aviation d'attaque au sol? Quel doit être le nouvel avion d'assaut? Certains pensent qu'il devrait être entièrement robotisé, que les drones devraient constituer la base de l'aviation d'attaque au sol.

— Bien sûr, si l'on utilise des phrases aussi catégoriques, cela paraît assez fantastique. Mais d'un autre côté, quand on observe le rythme d'automatisation d'autres fonctions très complexes, on arrive à la conclusion que la robotisation totale des avions d'attaque au sol est tout à fait possible. Auparavant, les pilotes visaient eux-mêmes et guidaient la munition. Désormais tout cela est pris en charge par un système automatisé.

Je pense qu'à terme, l'intelligence artificielle ne sera plus du domaine de la science-fiction et sera intégrée à un processus militaire réel. Les robots pourront sortir à l'avant-garde de notre aviation, y compris d'attaque au sol. On pourrait même utiliser des robots d'assaut en groupe sous le contrôle centralisé d'un seul individu depuis le sol. Vous vous imaginez combien de ressources matérielles, financières et surtout humaines cela permettra d'économiser?

D'ailleurs, récemment, le constructeur en chef de la Compagnie aéronautique unifiée (OAK) Sergueï Korotkov disait que la principale mission dans ce domaine n'était pas de créer un drone concret, mais de construire un système d'aviation de drones dans l'ensemble.

Je rappelle que nous sommes les pionniers dans l'élaboration et le lancement de drones. Nous avons été les premiers au monde à faire atterrir la navette orbitale Bourane en régime automatique et sans équipage à bord, et ce dès 1988.

Toutefois, l'introduction de l'intelligence artificielle dans différents secteurs est un point très sensible et délicat, où une erreur peut tourner à la catastrophe. Après tout, on ne peut pas confier entièrement une opération à une machine intelligente mais sans âme. La confiance n'exclut pas le contrôle, comme on dit. Le contrôle doit être très minutieux. Car un programme peut tomber en panne, peut être piraté par l'ennemi, et dans ce cas la machine risque de se retourner contre ceux qui l'exploitent. Les fonctions de contrôle et de prise de décision seront tout de même contrôlées par l'homme et non par l'IA, et les robots pourront pleinement agir dans tout leur domaine de compétences.

- Quelles sont les raisons de votre départ de l'armée?

— C'est une décision des autorités, et je suis un militaire. Quand j'étais la tête de l'armée de l'air russe, je faisais ce que je devais faire. D'ailleurs, cette décision concernant mon départ de l'armée n'a rencontré aucune opposition de ma part. Après tout, il faut une rotation partout. Je pense que j'ai accompli dignement mon devoir militaire devant les forces armées russes, que j'ai été un chef efficace. Maintenant une nouvelle page de ma vie commence.

- Je voudrais connaître votre avis, en tant que théoricien et praticien militaire: existe-t-il un risque réel d'une guerre contre les USA (Otan)?

— On ne peut pas exclure le risque de quoi que ce soit. Théoriquement, une météorite pourrait tomber sur Terre, détruire toute la vie et transformer la Terre en un ensemble d'éléments chimiques. Ou encore l'Apocalypse, promise depuis longtemps, pourrait arriver. Pourquoi essayer de deviner?

Les ressources militaro-techniques de notre pays sont très puissantes tout en étant pratiquement égales à celles des USA, malgré un certain avantage russe. Ces derniers en tiennent vraiment compte, quoi qu'ils en disent publiquement. Ils ont des choses à perdre. Une guerre avec la Russie n'est pas dans l'intérêt économique et géopolitique des Américains.

Dans l'ensemble, les USA n'ont pas besoin d'une guerre mondiale, d'une «grande guerre», et encore moins d'une guerre où ils ne seraient pas un «arbitre» international, un «pacificateur» (comprendre: sponsor) mais une partie du conflit. Les guerres régionales ou civiles ponctuelles leur suffisent pour gagner de l'argent: vendre des armes, contrôler les flux pétroliers et donc les prix pétroliers, contrôler le marché du travail et la main d'œuvre bon marché.

De surcroît, les USA ne vont certainement pas s'affronter avec une puissance nucléaire. Notez: malgré leurs menaces d'attaquer la Corée du Nord, de lancer la phase chaude de l'affrontement, ils n'osent pas le faire. Et le capital nucléaire de la Corée du Nord est largement inférieur au nôtre. Les USA sont capables de combattre des adversaires plus faibles: la Libye, la Syrie, l'Irak. Mais contre nous ils ne peuvent mener qu'une guerre économique et médiatique.

- D'après vous, comment évolueront d'ici 20-30 ans les relations avec les partenaires actuels de l'Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC)?

— L'OTSC est une alliance internationale prestigieuse qui a fait ses preuves et qui garantit la sécurité dans l'espace postsoviétique. Le territoire de la CEI est une macrorégion potentiellement vulnérable. Après tout, il y a seulement 27 ans, des sentiments séparatistes y ont dégénéré en ce résultat conséquent qui a été la sortie de républiques entières de l'URSS. C'est pourquoi il est très important de renforcer nos liens avec nos voisins les plus proches, qui étaient nos compatriotes auparavant.

Il existe de nombreux foyers d'instabilité dans le monde aujourd'hui. Les tensions se déclenchent souvent précisément sur des territoires frontaliers. Nous construisons notre ligne de défense en tenant compte de ces menaces.

Nous avons des relations fiables avec tous les membres de l'OTSC: la Biélorussie, l'Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan. Ils ont conscience du rôle central de la Russie dans cette alliance, de notre puissance militaire et de notre force politique. Et quand la menace terroriste s'est accrue dans le monde, en plus de la menace séparatiste, ces pays se sont réunis encore plus étroitement autour du noyau russe. Nous avons un groupe régional de forces russes et biélorusses, nous organisons avec succès des exercices conjoints.

Nous vendons aux pays de l'OTSC de nouveaux armements et du matériel militaire de qualité. Nous formons des cadres militaires pour leurs armées. Il se pourrait qu'à terme d'autres membres se joignent à l'organisation.

Les opinions exprimées dans ce contenu n'engagent que la responsabilité de l'auteur de l'article repris d'un média russe et traduit dans son intégralité en français.

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