Limogeage du ministre tunisien de l’Intérieur, sanction ou casus belli politique?

© AP Photo / Hassene DridiLotfi Brahem
Lotfi Brahem - Sputnik Afrique
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Limogeage sanctionnant des carences techniques… ou démarche hautement politique? Pour l’éditorialiste Soufiane Ben Farhat, le remerciement du ministre tunisien de l’Intérieur est surtout un nouvel épisode d’une guerre de succession, en perspective des élections présidentielles de 2019.

Le ministre de l'Intérieur tunisien, Lotfi Brahem, a été limogé de ses fonctions. Laconique, le communiqué de la Présidence du gouvernement avait tout l'air d'un banal limogeage «technique».

Le Chef du Gouvernement Youssef Chahed a décidé de démettre de ses fonctions M. Lotfi Brahem, ministre de l'Intérieur. M. Ghazi Jribi, ministre de la Justice, assurera l'intérim.

La décision est tombée, mardi 6 juin, soit 48 heures après l'extinction d'un ultimatum donné au ministre de l'Intérieur d'appréhender son prédécesseur, sous le coup d'un mandat d'amener, 72 heures après la tragédie de Kerkennah qui a coûté la vie à une centaine de migrants et deux semaines après des déclarations controversées intimant aux non-jeûneurs de respecter la grande «majorité des pratiquants» pendant le mois de Ramadan.

«C'est sûr que la tragédie de Kerkennah a beaucoup joué dans cette décision. Le ministre de l'Intérieur avait limogé de leurs fonctions une dizaine de responsables. Mais cela n'a pas été suffisant pour le dédouaner aux yeux de Chahed, d'autant plus que tout n'a pas été dit sur cette affaire, et sur les différentes compromissions qui y avaient conduit», a déclaré à Sputnik l'éditorialiste et analyste politique Soufiane Ben Farhat, en référence à ces trois affaires.

Toutefois, ce limogeage-sanction pourrait bien cacher un limogeage «politique». En effet, le porte-parole du gouvernement, Iyed Dahmani, a annoncé ce jeudi 7 un prochain remaniement gouvernemental, dans lequel le départ de Lotfi Brahem serait passé relativement inaperçu. L'annonce de son éviction sonne donc comme un règlement de comptes de la part de Chahed. En effet,

«Il y a bien une accumulation de gouttes ces derniers temps qui ont fait déborder un vase déjà plein d'inimitié entre les deux hommes», poursuit l'analyste tunisien.

Cette inimitié a un nom: «une guerre de positionnement, dans laquelle il faut durer». En perspective, les élections générales de 2019, annonciatrices de «la guerre de mouvement» pour succéder, éventuellement, au Président Béji Caïd-Essebsi. Mis à part le drame de Kerkennah, qui aurait justifié le coup de grâce, la décision serait également justifiée par le fait que Lotfi Brahem a déjà choisi son camp. Et ce n'est pas celui de Youssef Chahed.

«À travers cette décision, il y a ce désir ostentatoire et ostensible de la part de Chahed de faire porter le chapeau [du drame de Kerkennah, ndlr] à Lotfi Brahem, et en même temps d'éliminer un rival qui a tourné casaque et qui s'est allié avec Hafedh Caïd-Essebsi ou les islamistes», décrypte Soufiane Ben Farhat, qui évoque un jeu d'alliances et de contre-alliances digne des « périodes de fin de règne. »

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Le désormais ex-ministre de l'Intérieur aurait également manqué de diligence dans l'affaire Najem Gharsalli. Le prédécesseur de Brahem s'est évaporé dans la nature alors qu'il est recherché depuis près de trois mois par la justice militaire. Il est mis en cause dans une affaire liée à la sûreté de l'État, pour laquelle croupit en prison depuis plus d'un an l'homme d'affaires Chafik Jarraya… ami de Hafedh Caïd Essebsi et l'un des principaux bailleurs de fonds de son parti.

Devant l'incompréhension de l'opinion, des sources commençaient à contester la bonne volonté du ministre de l'Intérieur à arrêter Gharsalli, alors que d'autres affirmaient plutôt que l'ancien ministre aurait quitté le territoire tunisien. Pour peu que l'une des deux hypothèses se vérifiât, l'ultimatum de 48 heures aurait-il été un piège tendu par le Chef du gouvernement à son ministre de l'Intérieur? Comment lui aurait-il été possible, autrement, de reconnaître la fuite de Gharsalli sans reconnaître une défaillance impardonnable de ses services? Le cas échéant, comment lui aurait-il été possible, après trois mois d'efforts infructueux, de justifier de son arrestation dans un délai aussi court sans reconnaître une connivence?

«Après avoir longtemps affiché un profil d'indépendant, Lotfi Brahem s'est rapproché de Hafedh Caïd Essebsi. Dans l'opinion publique, on le présentait même, alors que les spéculations sur le départ de Chahed se faisaient insistantes, comme un potentiel successeur», insiste Ben Farhat.

D'autant plus qu'on le disait avoir les faveurs des islamistes… et il le leur rendrait bien. La fin de non-recevoir qu'il avait opposée, en début du mois de Ramadan, aux revendications des non-jeûneurs, serait, ainsi, «de l'excès de zèle par calcul de politique politicienne pour plaire aux islamistes», estime Ben Farhat. Même s'il s'était récemment prononcé contre la révocation de Chahed, le mouvement Ennahda exige toujours du Chef du gouvernement qu'il renonce publiquement à se présenter à la présidentielle de 2019. Paradoxalement, une partie de l'opposition a violemment critiqué Chahed pour avoir cédé au chantage d'Ennahda, qui «demandait la tête de Brahem». Autant dire que les ressorts de cette décision ne sont pas totalement mis au clair. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que

«Youssef Chahed joue le tout pour le tout et prend le peuple à témoin. Dans tous les cas, il n'a pu prendre cette décision sans l'aval express de Béji Caïd-Essebsi, dont la sécurité relève de son domaine réservé», poursuit Soufiane Ben Farhat.

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Un aval qui n'est pas sans rappeler l'Acte I de la guerre ouverte entre les deux hommes. Le 29 mai, dans un discours grave prononcé depuis ses locaux de la Kasbah, le Chef du gouvernement s'en prend violemment à Hafedh Caïd-Essebsi, en l'accusant d'avoir détruit le parti présidentiel. Celui-ci avait déclenché publiquement les hostilités, quelques jours plus tôt, en demandant la tête de Chahed.

Sans préjudice d'un sens de l'initiative dont serait doté le Chef du gouvernement, s'en prendre au chef du parti présidentiel, qui plus est le fils du Président, n'aurait pu se faire sans l'aval express, voire l'onction, de Béji Caïd-Essebsi, estiment des sources proches de la Kasbah. Notamment lorsque l'attaque (ou la contre-attaque, selon la perspective) est le fait d'un fidèle lieutenant qui doit son ascension, fulgurante, à la seule volonté du Président qui mène toujours le jeu en faisant planer un mystère sur ses intentions pour 2019.

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