Entre fantasmes et préjugés, quelle réalité pour les habitants des banlieues?

© AFP 2023 Philippe LopezParis, banlieues
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Dans son traitement politico-médiatique, la «banlieue» fait régulièrement l’objet de fantasmes. Démarche volontaire ou simple méconnaissance des quartiers populaires, le regard de la population sur l’ensemble des banlieusards se durcit. Le sociologue Fabien Truong, se penche pour Sputnik sur le phénomène.

La «banlieue»… Cette notion omniprésente dans le débat politico-médiatique renferme très souvent des images caricaturales, qui ne traduisent pas le quotidien d'une grande partie de ses habitants. Sputnik a essayé de mieux comprendre les problématiques rencontrées par cette majorité silencieuse et invisible, en interrogeant Fabien Truong, sociologue et professeur agrégé à l'université Paris VIII, auteur de nombreux ouvrages dont Loyautés radicales: l'islam et les «mauvais garçons» de la nation (Éd. La Découverte, octobre 2017).

Sputnik France: Quels sont les principaux phénomènes que l'on observe en banlieue?

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Fabien Truong: On observe deux phénomènes. À la fois un phénomène de concentration et d'«emprisonnement» et un phénomène de flux. Quand on regarde les statistiques, il y a beaucoup de gens qui habitent dans ce que l'on appelle la «banlieue» et qui la quittent notamment lorsque la mobilité sociale ou économique se met en œuvre [selon un rapport de l'Observatoire national de la politique de la ville, entre 2015 et 2016, six ménages mobiles sur dix, soit 59%, ont emménagé dans un logement hors quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), ndlr]. Pour une grande partie de la population qui vit dans les quartiers périphériques, cette périphérie sert de sas pour se disperser vers d'autres endroits ou de sas pour des trajectoires d'ascension et de mobilité sociale, qui se fait souvent sur deux générations.

En même temps, il y a une autre partie de la population qui est, elle, se sent coincée en «banlieue» et n'arrive pas à faire ce mouvement de bascule, de transition. Elle vit d'ailleurs cette forme d'assignation à résidence de manière d'autant plus difficile, car elle voit d'autres personnes partir. Ce sont ces deux dimensions qui font «la banlieue».

Sputnik France: Si on veut sortir de la banlieue, quels sont les obstacles que les habitants rencontrent?

Fabien Truong: Le premier obstacle, et finalement peu importe la trajectoire, c'est la difficulté d'affronter le regard des gens qui ne vivent pas en banlieue. Quand vous êtes un jeune habitant un quartier «populaire», vous devez vous construire avec l'idée, la certitude que les gens ont une certaine image de vous. Les jeunes adolescents, préadolescents ou les jeunes adultes grandissent avec la certitude qu'ils sont et qu'ils représentent un problème. C'est très clair depuis 2005 avec les fameuses «émeutes» de banlieue. Et si on prend la focale 2005 à 2015, on voit que le regard sur ces jeunes s'est considérablement durci. C'est une épreuve qui est commune à tous les «banlieusards»:

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En suivant à la fois des trajectoires de jeunes en train de «réussir» dans le sens très français du terme (faire de longues études) ou alors des jeunes qui n'arrivent pas à réaliser cet idéal, il y a cette même difficulté. L'épreuve du stigmate est commune à tous les banlieusards.

Concernant les autres obstacles, il se pose la problématique des difficultés matérielles, économiques et sociales qui sont évidentes. Quand on est dans une société où les inégalités se sont accrues depuis les années 80, pour ces quartiers populaires qui concentrent les populations au bas de la hiérarchie sociale, eh bien ces inégalités sont toujours plus durement ressenties depuis une trentaine d'années.

Sputnik France: En quoi la question du regard est-elle importante et qu'implique-t-elle concrètement?

Fabien Truong: Sous l'étiquette du «banlieusard», se joue une somme de stigmates. Il y a le stigmate du mépris de classe, de la couleur de peau et de l'illégitimité culturelle, quand par exemple vos parents n'ont pas fait d'études ou qu'il n'y a pas de livres à la maison. En outre, il y a également la question, pour ceux qui pratiquent la religion musulmane, du regard porté sur les musulmans, toujours plus suspicieux. Par ailleurs, il ne faut pas oublier la question du stigmate territorial. Enfin, le stigmate attaché à l'immigration et à tout ce qui est lié aux anciennes colonies françaises dans une histoire qui n'a jamais été ni très collective ni très simple. Tout cela ajoute un ensemble de strates qui, d'ailleurs, ne s'accumulent pas nécessairement les unes avec les autres.

Sputnik France: Comment change-t-on ce regard?

Fabien Truong: Ça peut paraître être soit un vœu pieux, soit presque naïf, mais c'est essentiel. Changer le regard sur ces quartiers, c'est changer beaucoup de choses. Sur la question de l'accès à l'emploi, un des problèmes principaux pour les entreprises qui n'embauchent pas ou qui se méfient des jeunes des quartiers, c'est très souvent qu'elles ne connaissent pas ces populations et qu'elles en ont peur. On est vraiment sur les conséquences à moyen terme de la non-mixité sociale. La ségrégation urbaine qui est à l'œuvre depuis plus de vingt ans fait que la question de l'altérité sociale est de plus en plus problématique: elles façonnent nos représentations quotidiennes.

«Les jeunes- qui deviennent immanquablement moins jeunes- vont devenir des actifs qui vivent de plus en plus longtemps avec des gens qui leur ressemblent, socialement parlant. Cela nourrit des fantasmes de part et d'autre.»

Et ces fantasmes, de l'autre côté du «périphérique», ont des effets très concrets sur qui on va employer, qui on ne va pas employer, de qui on a peur, à qui on peut faire confiance.

Sputnik France: En France, on sent une crise identitaire traverser le pays. Certaines personnes dénoncent des «jeunes» qui ne sentiraient pas français? Fantasme ou réalité?

Fabien Truong: Il faut faire attention avec ces questions de ressenti, car c'est toujours lié aux questions de regard que l'on sent porter sur soi. On pourrait dire plusieurs choses, mais ce qui synthétiserait le mieux c'est que me disait un garçon avec lequel j'ai longtemps travaillé:

«Vous savez notre problème c'est que l'on est Français, mais pas "Français français".»

Ça veut dire beaucoup de chose, le fait de se sentir Français- quand de toute façon les jeunes qui habitent dans les quartiers populaires pour la plus grande partie d'entre eux sont nés en France-, mais de ne pas se sentir autorisé à le revendiquer. Ils sont Français même s'ils ont des parents qui sont nés ailleurs et sur plein d'aspects, ils se sentent français, mais jamais suffisamment dans le regard des autres. Vous ne vous sentez jamais complètement légitime. C'est comme si vous deviez le prouver à chaque fois dans une société française qui a bien du mal à traiter la question des origines.

En France, on a une perception assez abstraite du citoyen français ou de la personne française. Typiquement, un jeune qui va à la fois supporter l'équipe de France ou par exemple l'équipe d'Algérie, donc l'équipe de ses parents ou même la sienne s'il a la double nationalité, très souvent on va avoir des discours disant qu'il y aurait là une forme de traîtrise. Si on est binational ou que l'on a une histoire riche avec deux pays, pourquoi on ne pourrait pas supporter les deux? Pour qui est le problème?

Sputnik France: Est-ce une problématique franco-française?

Fabien Truong: Pour tous les jeunes que j'ai suivis et qui ont dû partir à l'étranger pour des raisons liées à l'emploi, aux études ou autres, peu importe le pays, l'expérience du déplacement à l'étranger fait qu'ils se sentent beaucoup plus français loin de l'hexagone que lorsqu'ils sont en France.
Cette expérience est très intéressante, car c'est ce qu'ils vivent aussi lorsqu'ils vont passer leurs vacances au «bled». Quand ils sont en France, on leur dit qu'ils ne sont pas complètement français et quand ils sont au «bled» on les perçoit comme des Français.

La question de l'identité doit toujours être contextualisée. Quand on dit que beaucoup de jeunes ne se sentent pas français, c'est réducteur et très mal informé. Il y a en effet beaucoup de jeunes de quartiers qui peuvent exprimer le fait de ne pas se sentir tout à fait français sur une scène sociale tout à fait particulière. Mais si vous suivez ces jeunes, sur d'autres scènes, ils vont réclamer leur francité et l'affirmer. Les choses ne sont jamais figées comme on tend à le présenter très souvent dans les débats médiatiques à la petite semaine.

«Cette histoire d'identité figée, ce sont des constructions symboliques et politiques. Si on regarde les choses d'un point de vue anthropologique et sociologique, cela n'existe jamais pour personne. Les individus sont beaucoup plus complexes!»

Sputnik France: Comment créer ou recréer une dynamique positive pour ces zones géographiques?

Fabien Truong: Il faut mettre en lumière les dynamiques positives qui existent et qui fonctionnent dans les quartiers populaires. Ce qui est paradoxal dans les quartiers populaires, c'est à la fois un foyer pour une partie de la population qui se sent assignée à résidence, emprisonnée et où il y a une concentration de problèmes, de difficultés et de violences. Mais il y a aussi une dimension extrêmement dynamique, créatrice et positive. L'énergie qui se développe dans les quartiers populaires raconte beaucoup de réussites invisibilisées. On parle beaucoup de réussite dans les médias (footballeur, acteur, chanteur, comédien, etc.). On a ces modèles de «réussite» qui commencent à être visibles, mais il y a aussi tous ces jeunes qui montent des entreprises, qui font des études, qui s'engagent dans des associations que l'on voit beaucoup moins, alors qu'ils existent aussi en masse.

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Il faut aussi rappeler que les jeunes de milieux populaires n'ont jamais autant eu accès à l'enseignement supérieur qu'aujourd'hui [en 2013, 46,2% des enfants d'ouvriers et d'employés âgés de 20 à 24 ans sont diplômés ou étudient dans l'enseignement supérieur, alors que 20,3% de leurs aînés (45-49 ans) ont obtenu un diplôme de ce niveau d'après l'Insee, ndlr]. Cela ne veut pas dire que tout est parfait, loin de là, il y a encore beaucoup de reproduction sociale et reproduction scolaire à l'œuvre, mais il y a aussi cette dynamique-là, par ailleurs pas très bien acceptée par la génération précédente…

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De l'autre côté du «périph»», de l'extérieur, de plus en plus de décideurs sentent bien qu'ils sont en train de rater quelque chose. On voit depuis cinq ou six ans qu'il y a de plus en plus d'initiatives qui sont mises en place pour que les grandes entreprises, les grandes écoles aient une meilleure connaissance de la richesse humaine qu'il y a dans les quartiers populaires. C'est la fameuse ode à la «diversité». Bien évidemment, c'est une question liée à l'image de ces grands groupes ou de ces grandes écoles, mais on ne fera rien dans notre pays contre une part très importante de sa jeunesse.

«Ce n'est pas dans l'entre-soi que l'on va avoir de nouvelles idées, de la richesse intellectuelle et des solutions quand on sait que l'on est à bout de souffle…»

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