Brexit, présidence de Trump, montée du «populisme», défaite stratégique des Occidentaux, le monde international est en pleine transformation, en totale mutation a expliqué Dominique Moïsi à la Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale.
Dominique Moïsi est le conseiller spécial de l'Institut Montaigne, un think tank ou lobby financé par les entreprises du CAC 40 et proche du pouvoir en place. Fin connaisseur de la politique internationale, Dominique Moïsi ne peut être classé ni comme un néoconservateur ni comme un tenant de la realpolitik, à l'instar d'Henri Kissinger. Invité par les députés durant plus de deux heures, il a discouru sur le thème: «la déconstruction de l'ordre de l'après-guerre: quelles conséquences pour la France?» Une véritable stratégie clefs en main pour la France, donnée par ce membre du groupe Bilderberg et de la Trilatérale.
«Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous nous sommes pensés constitués, par rapport aux États-Unis et dans le cadre d'une Amérique qui était tout à la fois l'assurance vie des démocraties, l'arbitre des affaires du monde et le champion de la démocratie. […] Mais […] l'Amérique, comme le berger avec son troupeau, nous conduit à la noyade et se noie avec nous.»
Pourquoi? Parce que cette faiblesse occidentale aurait selon lui enterré les valeurs des Droits de l'homme et de la démocratie. L'ordre mondial crée par les États-Unis, «un empire relativement bénévolant et bienveillant depuis 1945» n'existe donc plus et «nous» devons donc nous réinventer dans cette refondation du nouveau monde. Mais qui ça, nous?
«Pour nous Européens, pour nous Français donc, le plus important est de réaliser qu'au moment où les États-Unis s'éloignent de nous, la Russie et la Chine se rapprochent l'une de l'autre.»
La réponse est limpide. Pour faire face à l'entente russo-chinoise, les Français doivent sceller leur destin dans celui de l'Europe. Mais d'une Europe qui n'est pas celle du Brexit ou du populisme d'un Trump ou d'un Orban, mais bien celle de la démocratie et du mondialisme libéraux… prôné par la Trilatérale et le groupe de Bilderberg. Si Dominique Moïsi constate justement que les États-Unis ne sont plus le leader, il récuse l'idée d'un rapprochement avec Pékin ou Moscou, justement à cause de notre modèle et de notre mission:
«D'intégrer cette transformation du monde, lié à ce phénomène majeur qu'est l'évolution des États-Unis, sans être tenté par un renversement d'alliances tel qui pouvait s'en produire au XVIIIème siècle. Il serait absurde, comme le rêvent certains, de substituer à l'Amérique, la Chine ou la Russie. C'est une mauvaise idée.»
Il ajoute:
«Et c'est une idée qui ne mène nulle part. Nos intérêts et nos valeurs nous obligent dans la mesure du possible, non pas à nous substituer à l'Amérique, mais, en nous rapprochant les uns des autres, car nous en avons les moyens et les capacités, à reprendre le flambeau du modèle démocratique libéral classique.»
«L'ère post-OTAN, oui! Mais cela rejoint la question sur l'Europe de la Défense. Elle est indispensable. […] Il y a en Europe, deux pays et deux seuls, qui perçoivent l'Europe comme puissance et l'un de ces deux pays est en train de quitter l'UE: le Royaume-Uni. L'Allemagne évolue dans une direction positive, mais très lentement. Et donc en réalité, la France est très isolée aujourd'hui dans sa conception de l'Europe puissance. Et cet isolement risque de durer.»
Si, comme tous libéraux, surtout de l'Institut Montaigne, Dominique Moïsi considère qu'unis, les pays européens représenteraient une puissance économique de premier ordre, sur le plan militaire, sans être une chimère, cette perspective d'une Europe puissance est loin d'être réalisable. Outre le Royaume-Uni et son Brexit, les pays de l'Est préfèrent encore actuellement l'OTAN et ne veulent pas entendre parler d'une Europe de la Défense. Le constat étant celui-ci, l'européiste convaincu revient donc sur un dessein national:
«Les États-Unis ont abandonné l'Amérique latine à la Chine. L'Europe a très largement abandonné l'Afrique à la Chine et nous avons conjointement abandonné le Moyen-Orient à la Russie. […] Nous sommes partout sur le recul. À terme, cela n'est pas possible. Et donc je pense que pour nous Français, notre vraie priorité […] c'est l'Afrique, suivie par le Moyen-Orient, suivi par l'Amérique latine.»
Mais sans les États-Unis, qu'en est-il du positionnement de la France dans ce monde en mutation?
«Il y a une reconstruction du Moyen-Orient autour de deux alliances en pointillés: l'Iran, la Turquie et la Russie, et les États-Unis, l'Arabie saoudite et Israël. La France ne doit pas choisir entre l'Arabie saoudite et l'Iran. Elle doit garder une forme d'équilibre entre les deux. Elle ne doit pas non plus considérer que la question des valeurs est totalement derrière nous. Le réalisme nous conduit à comprendre que rien n'est possible aujourd'hui au Moyen-Orient sans la Russie.»
Le réalisme! Voilà un mot essentiel dans la géopolitique. Un réalisme à la De Gaulle par exemple? Si Dominique Moïsi souhaite que Paris adopte une position d'équilibre au Moyen-Orient- comme le fait Moscou par ailleurs- la Russie et les États-Unis devraient-ils être traités de la même façon par la France?
«Nous traitons différemment la Russie et les États-Unis et l'explication est simple. La guerre économique n'est pas la guerre. Les États-Unis nous menacent par […], son imprévisibilité, son absence de vision, de clarté, de logique. Ils sont une menace considérable pour notre avenir. Mais ils ne nous menacent pas directement. Il n'y a pas d'armée américaine qui soit prête à se déployer pour envahir l'Europe.»
«Je ne crois pas d'ailleurs que cela soit l'intention russe. Je ne sombre pas dans ce travers, mais nous ne pouvons pas traiter de la même manière un pays qui de manière systématique cherche à nous affaiblir, à entrer dans nos processus électoraux, à intervenir de la manière la plus négative à la veille des élections présidentielles en France pour déstabiliser, si cela est possible, le favori français et les États-Unis.»
Le deux poids deux mesures étant expliqué, Dominique Moïsi considère que si nous devons échanger avec la Russie, notamment au sujet du Moyen-Orient, si nous devons renforcer nos discussions avec la Chine, où nous avons un «retard considérable» par rapport à l'Allemagne, ces deux partenaires-concurrents devraient être analysé comme nos plus grandes menaces. Attention, «phrase un peu lourde et provocatrice»:
«Le terrorisme est une réalité de notre vie quotidienne qui va continuer. Mais l'arbre du djihadisme ne saurait cacher la forêt russe qui elle-même ne saurait cacher l'immensité de la forêt chinoise. En réalité, si nous devons hiérarchiser l'ordre des menaces, le terrorisme est le plus spectaculaire, mais à long terme ce n'est pas le plus fondamental, le plus sérieux.»