«Les États-Unis sont les perdants» des dernières évolutions politiques en Irak

© REUTERS / AKO RASHEEDBarham Salih
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Le consensuel Adel Abdel-Mehdi a été désigné Premier ministre irakien. Il a un mois pour former un gouvernement dans un pays en proie à des conflits internes et à l’influence de puissances étrangères. Le politologue Bassam Tahhan et Ali Dolamari, représentant du gouvernement kurde irakien en France, ont confié leurs analyses à Sputnik.

Haïder al-Abadi, désormais ex-Premier ministre irakien, a payé cher les récents regains de tensions dans le pays. Un temps donné favori à sa propre succession, il a été lâché par ses soutiens et a vu, le 2 octobre, l'ancien vice-président Adel Abdel-Mehdi nommé Premier ministre par le Kurde Barham Salih. Ce dernier avait écrasé son rival au parlement quelques heures avant pour obtenir le poste de Président de la République. Adel Abdel-Mehdi, docteur en économie âgé de 76 ans et désormais indépendant, est une figure de taille de la politique irakienne. Passé par de nombreuses formations et idéologies politiques, il est considéré comme un homme de consensus que la presse occidentale présente comme satisfaisant Américains, Iraniens et Kurdes. Vraiment? Selon les spécialistes interrogés par Sputnik France, c'est un petit peu plus compliqué.

«Al-Abadi, le prédécesseur d'Adel Abdel-Mehdi, avait dernièrement fait des déclarations hostiles à l'Iran. Suite aux sanctions américaines, il avait dit qu'il ne pouvait pas sacrifier les intérêts nationaux du peuple irakien quand bien même cela serait au bénéfice d'un pays ami. Al-Abadi s'était donc éloigné de l'Iran. De plus, il avait entamé un dialogue avec l'Arabie saoudite. Ce qui, bien évidemment, a été très mal perçu par Téhéran. Les Iraniens ont bon espoir que le nouveau Premier ministre, de par sa proximité avec eux, changera de cap politique. Ils pensent avoir remporté la bataille», explique pour Spuntik France le politologue franco-syrien Bassam Tahhan.

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L'Irak est en proie à une forte contestation sociale. Le 10 septembre, 12 personnes ont été tuées par les forces de l'ordre à Bassora lors de violentes manifestations qui ont vu une représentation diplomatique iranienne prise pour cible. Un temps soutenu par Moqtada al-Sadr, le «nationaliste chiite» qui était arrivé en tête des élections législatives du 12 mai dernier, al-Abadi a été lâché. Sa gestion de la grogne des rues ayant été jugée particulièrement calamiteuse. Dans ce contexte, Barham Salih a joué la sécurité en choisissant Adel Abdel-Mehdi. Car s'il est apprécié des Iraniens, il l'est aussi des Kurdes comme le souligne Bassam Tahhan:

«Depuis la chute de Saddam, Adel Abdel-Mehdi a eu d'excellents rapports avec les Kurdes. C'est sûrement l'une des raisons pour lesquelles le Président Barham Salih qui est lui-même Kurde, l'a choisi. Adel Abdel-Mehdi a occupé le poste de vice-président de la République par le passé et de ce fait, il a des liens avec les deux principaux partis kurdes.»

Mais Ali Dolamari, représentant du gouvernement kurde irakien en France, ne se fait pas d'illusion. Il sait que le poste de Président réservé à un membre de son ethnie est honorifique et sans véritable pouvoir de décision. De plus, il souligne qu'Adel Abdel-Mehdi est chiite, et ce sont les chiites qui, malgré leurs divisions, restent majoritaires. Il a confié son analyse à Sputnik:

«[Les anciens Premiers ministres] Al-Maliki et Abadi étaient aussi très proches des Kurdes. Mais une seule personne ne peut pas décider pour l'Irak. Nous, ce que nous voulons, c'est participer activement à la vie politique du pays. Ce n'est pas le fait d'avoir un Kurde à un poste de Président plus honorifique qu'autre chose ou d'avoir quelques ministres dans le gouvernement d'un individu avec qui nous avons des bonnes relations qui changera la donne. Aujourd'hui, la situation est très compliquée et elle est influencée par d'autres pays.»

Si l'Iran peut se satisfaire de la nomination d'Adel Abdel-Mehdi, c'est moins le cas des Américains selon Bassam Tahhan:

«Ils sont perdants avec cette nomination bien que la presse occidentale clame haut et fort qu'Adel Abdel-Mehdi a l'aval des États-Unis. Il est vrai que ce dernier est en relation avec Washington car il a joué un rôle assez important dans les négociations qui ont mené à l'accord sur le nucléaire iranien. Mais il est clairement plus proche de l'Iran. Les Américains misent sur le fait qu'Adel Abdel-Mehdi se soit dirigé vers la cause chiite par intérêt et non par conviction ainsi que sur son côté occidental. Moi je pense qu'il est fidèle à l'Iran. Cette propagande dans la presse comme quoi il serait l'homme des États-Unis est très surfaite.»

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Par le passé, Adel Abdel-Mehdi a notamment officié en tant que haut dirigeant du Conseil suprême islamique irakien, mouvement proche de Téhéran. Cependant, Ali Dolamari ne partage pas l'avis de Bassam Tahhan: «Je ne suis pas tout à fait d'accord. Il est proche des États-Unis comme de l'Iran. De plus, il a vécu en Occident, notamment en France. Il a plus une pensée occidentale qu'orientale». Selon le représentant kurde, les États-Unis se contentent de cette nomination car elle ouvre la porte à l'espoir d'une stabilisation politique:

«Les États-Unis veulent absolument un État stable le plus vite possible car le fiasco qui a été mené en Irak est de leur faute. Ils veulent pouvoir dire au monde "Regardez, aujourd'hui l'Irak est une démocratie".»

La situation politique est effectivement explosive. En plus des divisions entre chiites, sunnites et Kurdes et du contexte social avec un chômage de masse et une population très jeune qui n'entrevoit pas d'espoir, deux camps chiites s'opposent.

«Vous avez un clan qui se prononce clairement en faveur de l'Iran. Ce sont les anciens combattants anti-djihadistes qui se disent vainqueurs. Après tout c'est possible. Il y a beaucoup de tractations qui se font dans l'ombre. Et la démocratie à l'irakienne n'est pas la démocratie à l'occidentale. De l'autre côté, vous avez les nationalistes de Moqtada al-Sadr.

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Ahmad al-Assadi, porte-parole de la pro-iranienne «Alliance de la Conquête», a assuré devant la presse que la nomination du Premier ministre était l'œuvre de «la plus large coalition» existante dont ferait partie son mouvement. De l'autre côté, Moqtada al-Sadr, fort de sa première place aux élections de mai dernier veut également se placer en faiseur de roi. Mais selon Bassam Tahhan, il ne dispose pas des marges de manœuvre nécessaires à l'application d'une idéologie nationaliste, celle d'un Irak indépendant libéré des influences étrangères:

«Moqtada al-Sadr a dû composer avec les Iraniens car il sait très bien qu'il ne peut pas s'opposer à eux. Après l'attaque de la représentation diplomatique iranienne durant les manifestations de Bassora, Moqtada al-Sadr avait été pointé du doigt. Depuis, tout est rentré dans l'ordre avec notamment une déclaration commune des responsables iraniens et de Moqtada al-Sadr pour accuser des éléments infiltrés d'avoir été derrière l'attaque. Le gros problème de Moqtada al-Sadr est que, malgré une solide base populaire, son avenir politique est fragilisé par son impossibilité à s'opposer aux Iraniens. D'ailleurs, on a bien vu qu'après avoir soutenu al-Abadi, il l'a lâché dans la foulée.»

Ali Dolamari considère la situation préoccupante: «Les chiites ont la majorité et prennent les décisions. Si c'est la voie politique dans laquelle on continue, l'Irak ira mal. Nous en sommes à trois mandatures et aucun véritable partenariat entre les chiites, sunnites et kurdes n'a jamais vu le jour.

On a déjà eu deux révolutions dont l'une par les sunnites qui a amené Daech* et l'autre par les Kurdes qui s'est terminée par un référendum sur l'indépendance du Kurdistan irakien. Et il pourrait y avoir une troisième révolution, cette fois du côté des chiites. Regardez ce qu'il s'est récemment passé à Bassora. Si l'étincelle part de là, sunnites et Kurdes pourraient les imiter et le pays sombrerait dans le chaos. Il faut un véritable partenariat politique où tout le monde participe de manière effective.»

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Adel Abdel-Mehdi dispose d'un mois pour former un gouvernement. Une tâche qui ne devrait pas poser de problème pour Ali Dolamari: «Je pense que la nomination d'un gouvernement ne devrait pas être trop difficile. Le plus compliqué concernait les nominations du Président, du président de l'Assemblée nationale et du Premier ministre. Les trois ont été actées. À mon avis, le gouvernement sera formé avant la fin du mois.»

Pour Bassam Tahhan, la France aurait tout intérêt à ce qu'il réussisse. Le nouveau Premier ministre irakien est un francophone qui a été formé dans des universités françaises et a résidé de nombreuses années dans l'Hexagone. Ses enfants sont citoyens français. Le politologue y voit une formidable opportunité pour Paris:

«Du côté français, il y a une carte énorme à jouer. Adel Abdel-Mehdi a des attaches très fortes avec la France et elle pourrait en profiter pour tenter de revenir dans le jeu irakien. Mais je crains qu'ils ne ratent encore l'occasion vu leur nullité en ce qui concerne les affaires étrangères.»

*Organisation terroriste interdite en Russie

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