«La colère est trop forte et générale»: le mouvement du 17 novembre, prochain Mai 68?

© Photo Pixabay/IADE-MichokoUne pompe à essence
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Sur les réseaux sociaux, les pages appelant à «bloquer la France» le 17 novembre se multiplient. Lancé à la base pour protester contre la hausse des prix du carburant, le mouvement cristallise la colère des Français. Sputnik France a contacté plusieurs organisateurs de cet élan populaire, qualifié d’«inédit» par un syndicat de police. Enquête.

«On voit les infos, on gueule devant notre télé, on est toujours en train de se plaindre, au bout d'un moment, on arrive à saturation vis-à-vis des augmentations, des taxes, des lois qu'ils pondent. J'ai 26 ans, je me considère encore comme jeune, je pense à mon avenir et surtout à celui de mes enfants, et l'avenir me fait très peur quand je vois ce qui se passe aujourd'hui.»

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Cindy Bozier est en colère. Comme cette jeune maman résidant dans la Marne, ils sont des milliers à avoir rejoint l'appel à bloquer les routes de France le 17 novembre prochain. Co-lancée par le chauffeur routier Éric Drouet le 10 octobre, la page «Blocage national contre la hausse du carburant» a depuis fait des petits. L'évènement, qui invite les participants à bloquer le périphérique parisien, a inspiré des dizaines d'organisateurs à travers le pays. Nice, Orléans, Montargis, Mulhouse, Troyes, Sens, Clermont-Ferrand, Fréjus, Bordeaux, Guingamp… Tout le territoire est quadrillé par ces citoyens en colère. Ces évènements, qui comptent pour certains plusieurs milliers de participants annoncés, ont toute l'attention des autorités. Même si l'heure est à l'observation.

«Les autorités prennent toujours ce type de mouvement au sérieux. Quelles formes vont prendre ces rassemblements? Des opérations escargot seront-elles organisées? Bien évidemment que tout ceci est surveillé de près. Pour le moment, aucune consigne spécifique ne nous a été donnée.
J'imagine que les services de renseignement sont à pied d'œuvre pour collecter des informations afin de savoir quelles formes de contestation vont avoir lieu sur le territoire national. Et ainsi prévoir quelles mesures de sécurité seront les plus adaptées», explique à Sputnik France Axel Ronde, secrétaire général du syndicat VIGI de la Police nationale d'Île-de-France.

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La décision du gouvernement d'augmenter les taxes à hauteur de 7 centimes d'euros par litre de diesel et de 4 centimes d'euros par litre d'essence d'ici 2020, conjuguée à des prix du baril de pétrole en hausse font flamber les tarifs. L'Association nationale de défense des consommateurs et usagers affirme que le gasoil et l'essence ont augmenté de 15 à 20 centimes en un an. Les prix à la pompe flirtent actuellement avec les 1,50 euro du litre.

«C'est principalement à cause de la hausse des taxes sur le carburant et c'est ce qui a motivé l'organisation des blocages du 17. Mais c'est un ras-le-bol général. On est à 1,50 euro le litre. Mon mari et moi faisons 150 km aller-retour pour aller au travail chaque jour. On dépense plus dans le carburant pour aller travailler qu'autre chose. Le budget essence a pris une importance démesurée, on est tout le temps obligé de compter», se désole Cindy.

Mais c'est loin d'être le seul grief des contestataires. Ils jugent leur pouvoir d'achat en baisse et désirent crier leur ras-le-bol contre ce qu'ils considèrent comme un matraquage de l'État.

«Il y a une colère générale. Le Français de classe moyenne, mais pas que, n'en peut plus de l'augmentation des taxes. Le temps à rester se plaindre assis dans son canapé est révolu. Place à l'action», s'insurge Baptiste Bonhomme, plombier-chauffagiste niçois de 28 ans qui manifestera dans sa ville le 17 novembre.

Ce qui frappe, c'est l'hétérogénéité du mouvement. Jeunes actifs, chômeurs, mères de famille, cadres, ouvriers, retraités et bien d'autres profils composent ce tissu explosif pour l'Élysée et Matignon. Quand on demande à Emmanuelle, agent hospitalier de 37 ans et maman célibataire d'un petit garçon de 8 ans, pourquoi elle a décidé d'organiser le blocage de Montargis, sa réponse est sans équivoque:

«Et pourquoi pas? Les gens subissent depuis des années. Nous sommes aujourd'hui dans une situation où ne vivons plus, nous travaillons pour tenter de survivre. Nos salaires n'augmentent pas, bien au contraire, et à l'inverse les taxes ne font que s'accumuler. Nous sommes tous dans la même situation. Combien doivent cumuler des emplois, vendre leur maison, leur commerce ou leur entreprise? Il est temps de dire stop!»

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Face à la colère, le gouvernement ne veut rien lâcher et justifie sa décision par la nécessité d'alourdir la fiscalité écologique. Il blâme également le marché de l'énergie. Bruno Le Maire, ministre de l'Économie, a récemment insisté, dans les colonnes du Parisien, sur le fait que la hausse des prix du baril était largement responsable de l'augmentation des prix à la pompe. 16 centimes sur 20 depuis un an, pour être précis. Il a avancé l'idée d'une prime à la conversion plus «efficace» afin de compenser l'augmentation du prix du carburant. Mesure qu'il décrit comme une possibilité donnée aux Français «d'acheter des véhicules propres, qui consomment moins».

«C'est très bien, mais croyez-vous réellement que la moitié des Français ont les moyens à l'heure actuelle d'acheter un nouveau véhicule? Certes, il faut réagir pour notre planète, mais avant d'attaquer les automobilistes, il faudrait peut-être revoir la pollution aérienne, maritime? Et puis sincèrement, une prime de 2.000, voire 4.000 € ne suffira pas! Il faudrait déjà augmenter le pouvoir d'achat des Français!», tempête Emmanuelle.

Sam, ouvrier en colère âgé de 30 ans, s'occupe d'organiser le mouvement en Alsace. Il juge la décision du gouvernement incohérente: «Il nous a fait acheter des voitures qui roule au gazole et maintenant que 80% du parc français en est équipé, on nous dit que ce dernier est plus polluant…. Nous n'y comprenons plus rien. Il faut qu'ils se rendent compte que nous ne pouvons plus supporter financièrement ces diverses taxes, et pour la plupart d'entre nous, une prime de 2.000 € pour remplacer notre voiture gazole n'est pas suffisante quand on voit le prix d'une voiture "propre". Personnellement, je n'ai pas 25.000 euros à mettre dans une nouvelle voiture alors que la mienne fonctionne toujours très bien!»

​Il ne reste plus beaucoup de temps à l'exécutif pour calmer la colère des manifestants du 17 novembre. Et à en croire les organisateurs contactés par Sputnik France, il pourrait faire face à un mouvement d'ampleur.

«Nous avons été agréablement surpris de voir le nombre de participants augmenter assez vite. Nous sommes passés de 200 participants à presque 2.200 personnes en moins de 72 h. Des groupes se forment au fur et à mesure sur l'ensemble du département», se réjouit Emmanuelle.

Même chose du côté de Cindy, qui co-organise la manifestation à Troyes, où réside sa famille: «Je vais vous le dire franchement, je ne pensais pas du tout que cela aurait autant de succès. On est à plus de 3.000 en une semaine.»

Vers une convergence des luttes?

La plupart des évènements créés sur Facebook affichent des milliers de participants. Celui de Paris réunit aujourd'hui plus de 200.000 personnes «intéressées». Sam, au contraire de certains de ses homologues, n'est pas surpris par le succès du mouvement:

«Évidemment que nous savions l'ampleur que cela prendrait. Imaginez 38 millions d'automobilistes en colère? Des gens qui n'en peuvent plus d'être surtaxés! Pour reprendre un poste sur Facebook: "Nous roulons tous hybride: 38% de gazole et 62% de taxes!" Que ce soit pour les classes populaires ou moyennes, le budget carburant a explosé! Cela nous empêche, pour la plupart, d'avoir encore des loisirs. Il n'est pas question que mes journées se limitent à "métro, boulot, dodo", nous ne sommes plus dans les années 1960! Nos aïeux se sont battus pour nos droits sociaux, on entend bien les conserver!»

Reste qu'ils sont conscients que l'effet de groupe peut s'estomper. Combien seront réellement présents le 17 novembre à travers le pays? C'est la question qui demeure. Mais l'heure est à l'optimisme. Le ras-le-bol serait trop grand. «La colère est trop forte et vraiment générale. Il suffit de jeter un œil sur les commentaires sur les réseaux sociaux. Et si malgré tout cela ne fonctionne pas, on pourra se dire que l'on a essayé», relativise Cindy. Sam est convaincu du succès de l'opération:

«Tout le monde sait qu'entre le virtuel et le réel se trouve un monde. Mais malgré tout, je reste confiant. Les Français en ont marre. Nous savons qu'en fixant une date aussi lointaine que le 17 novembre, il est possible que le mouvement s'essouffle. Mais globalement, les gens sont à bout, ils veulent du changement.
La politique menée par le gouvernement Macron ne satisfait pas et le peuple français souhaite reprendre le pouvoir et dire "stop". Nous ne souhaitons plus être taxés toujours plus et voir notre pouvoir d'achat se réduire au fil des semaines. Nous travaillons, nous gagnons notre vie, nous souhaitons pouvoir consommer, mais les choses doivent changer en profondeur et les Français l'ont compris. Cela va marcher, j'en suis convaincu.»

L'ampleur promise force à s'organiser. Sur ce point, tous les coordinateurs n'en sont pas au même stade. Du côté de Cindy, il reste «à se réunir avec les autres responsables», mais ces derniers se sont déjà mis en quête de bénévoles pour faire des tracts et les distribuer dans la région. À Montargis, Emmanuelle a déjà tout planifié:

«Nous avons prévu quatre points de blocage filtrants autour de Montargis. Le but étant de bloquer l'agglomération. Des voitures paralyseront les grands axes en permettant tout de même aux pompiers, ambulances et infirmiers de passer. Nous ne sommes pas là pour mettre des vies en danger.»

Le respect des automobilistes est une priorité pour Baptiste: «On ne souhaite pas bloquer entièrement la circulation, mais la ralentir. Nous sommes conscients que des gens travaillent le week-end et nous ne voulons pas les pénaliser. Notre objectif est donc de réduire la circulation sur deux voies au niveau des péages.»

Du côté des forces de l'ordre, c'est un peu l'inconnu qui se profile comme l'explique Axel Ronde:

«La spontanéité du mouvement et l'absence d'un organisateur identifié à sa tête fait que nous ne sommes pas dans le cadre d'une manifestation classique. C'est une forme inédite que nous ne connaissons pas ou que nous avons peut-être connue il y a quelques années.
Nous ne savons pas ce que va donner ce mouvement, mais si des milliers de personnes descendent dans la rue, cela relèvera de leur liberté et il sera compliqué de verbaliser.
Tout dépendra du nombre de personnes et de véhicules qui seront présents sur la route. On sait que sur les réseaux sociaux, cela va très vite. Des révoltes ont éclaté dans certains pays par ce biais, je pense notamment aux Printemps arabes. Mais c'est difficile d'anticiper, entre les gens qui se disent présents et ceux qui, finalement, resteront chez eux. Encore une fois, c'est quelque chose d'assez nouveau.»

Une telle poussée populaire n'a évidemment pas tardé à intéresser le monde politique. Les soutiens d'Emmanuel Macron ont lancé un hashtag «Sans moi le 17». À l'inverse, Nicolas Dupont-Aignan, patron de Debout la France, a apporté son soutien au mouvement au micro de RMC: «Il faut bloquer toute la France le 17 novembre, il faut que la population française dise à ce gouvernement: "maintenant ça suffit".» «L'ensemble de nos élus et délégués départementaux, de nos fédérations, rejoindront la contestation qui est en train d'émerger», a pour sa part indiqué Marine Le Pen, présidente du Rassemblement national, sur Europe 1.

Du côté des manifestants, on assure que ce grand mouvement populaire ne soutient aucune formation politique. «Je tiens à préciser, comme je le fais régulièrement sur la page de notre évènement, que c'est un mouvement citoyen apolitique», rappelle Emmanuelle. Même son de cloche chez Sam: «Cela restera apolitique, il n'est pas question que certains partis s'attribuent ce mouvement, qui est populaire.»

​Le but des manifestants est en effet d'aller bien au-delà des clivages politiques. Plusieurs organisateurs sont déjà entrés en contact avec des associations représentatives de corps de métier en colère. Brice, organisateur du blocage d'Orléans, se veut discret. Mais quand on lui demande si de tels contacts ont déjà eu lieu, sa réponse ne laisse guère de place au doute: «On en a peut-être déjà parlé dans nos locaux. Sûrement même.» Pour le moment, il préfère rester concentré sur son objectif: «Nous avons approché d'autres groupes dans la région, qui gèrent d'autres manifestations que celles contre la hausse des taxes sur le carburant. On verra comment cela évolue, mais tout commence le 17 novembre.» Même chose du côté de Nice avec Baptiste:

«D'autres organisateurs avec qui je travaille sont entrés en contact avec des ambulanciers et des chauffeurs de taxi. La Fédération française des motards en colère a pris l'initiative de nous approcher. On doit les rencontrer et il est possible qu'ils se joignent au mouvement. Si c'est un succès, il est envisageable que je m'engage aux côtés d'autres organisateurs sur le territoire. Et de ce fait continuer à propager la lutte. Mais pour le moment, ce n'est pas le débat, nos regards sont fixés sur le 17 novembre.»

Un terreau contestataire où pourrait pousser les graines d'un nouveau Mai 68? Les réponses se ressemblent chez les organisateurs interrogés: «On n'en est pas là. Mais si cela fonctionne, c'est effectivement envisageable», souligne Cindy. C'est en substance l'avis d'Emmanuelle et de Sam.

Pour le moment, ils ne pourront pas compter sur le soutien des policiers, d'après les dires d'Axel Ronde. Même si ce dernier avoue que ses collègues sont aussi touchés par la hausse du coût de la vie:

«Nous n'appelons évidemment pas à rejoindre le mouvement. La police est garante du respect de la loi républicaine. Mais il est vrai que l'augmentation des prix du carburant nous touche particulièrement. En tant que fonctionnaire de police, nous habitons souvent en dehors des métropoles et sommes obligés d'utiliser nos véhicules. De plus, nous avons des horaires atypiques. Quand nous commençons à 2 h 00 du matin, prendre les transports en commun n'est pas une option.»

Sans sortir de son rôle de gardien de la paix, il demande à l'État de tendre l'oreille à la colère populaire et rappelle quelques pans bien connus de l'histoire de France:

«Pour beaucoup d'observateurs, un nouveau Mai 68 est une possibilité. Le peuple est souverain et il peut très bien se révolter quand cela va mal. Il suffit de regarder l'histoire de notre pays. Nous avons fait des révolutions. C'est une possibilité. J'espère que les politiques prendront en compte cette dimension, choisiront une autre orientation et écouteront le peuple.»

Et dans le cas contraire, il faudra compter sur les énervés du 17 novembre. Emmanuelle se charge de le rappeler:

«Si cela fonctionne et que le gouvernement ne cède pas, nous continuerons en allant encore plus loin. Plusieurs projets sont déjà en réflexion.»

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