Alain Juillet, ex-n° 2 DGSE: «les gouvernements africains doivent résister aux pressions»

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Alain Juillet, président de l'Académie de l'Intelligence économique et du Club des Directeurs de Sécurité des Entreprises, mais aussi ex-n° 2 de la DGSE, participait le 6 décembre à Paris à une rencontre internationale sur les perspectives de développement économique en Afrique. À cette occasion, il a livré à Sputnik une analyse exclusive.

Dans le cadre de la rencontre internationale organisée au siège de l'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) à Paris jeudi 6 décembre, une vingtaine d'orateurs se sont succédé à la tribune pour aborder la thématique suivante: «Afrique: quelles priorités et quels moyens pour construire une dynamique économique, sociale, durable, responsable et partagée?»

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La rencontre se présentait initialement comme orientée vers les liens entre la langue française, la société et la coopération responsable en Afrique. Mais elle a finalement fait la part belle au business, à l'entrepreneuriat, au «pragmatisme économique» et au développement stratégique. Les entreprises locales comme étrangères voient en réalité l'Afrique comme un continent regorgeant d'opportunités économiques et de parts de marché à conquérir dans un contexte concurrentiel féroce, où les acteurs historiques (France, Angleterre, États-Unis principalement) côtoient désormais de nouveaux venus (Chine, Russie, Inde, Brésil, Turquie, Corée du Sud…).

Alain Juillet, président de l'Académie de l'Intelligence économique et du Club des Directeurs de Sécurité des Entreprises, mais aussi ancien directeur du renseignement au sein de la DGSE (service de renseignement extérieur français) était aussi présent et a répondu à nos questions:

Sputnik: Quelles sont les priorités de la France en Afrique aujourd'hui?

Alain Juillet: Plusieurs phénomènes concourent à faire bénéficier la France d'une position intéressante en Afrique. Tout d'abord, le développement économique de l'Afrique, qui en fait un continent attractif. C'est un intérêt purement économique. Le deuxième volet est le développement de la population africaine, qui va doubler dans les 30 prochaines années, avec des conséquences importantes en termes de besoins énergétiques, alimentaires et d'emploi. L'Afrique sera dans les prochaines années un marché très intéressant. Parler la même langue facilite aussi les choses.

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Nous pouvons imaginer des accords douaniers, économiques, commerciaux, ou encore d'échanges d'étudiants, entre les pays francophones d'Afrique et la francophonie européenne. Un peu sur le modèle de ce que font les États-Unis avec le Japon ou d'autres pays avec lesquels ils passent des accords bilatéraux.

Sputnik: Quelle est la place stratégique de la France sur le continent africain, dans un contexte économique hyperconcurrentiel, qui voit l'arrivée de la Chine, de la Russie, de la Turquie, du Brésil ou de l'Inde?

Alain Juillet: Il y a de la place pour tout le monde. La différence entre la Chine et l'Inde et nous [la France, ndlr], c'est que eux ont des moyens et nous avons la langue française, qui est un formidable vecteur de pénétration et d'échange. L'époque coloniale est complètement révolue. Cela fait presque 70 ans que la France s'est séparée de ses anciennes colonies africaines et les choses ont beaucoup changé depuis. Les Chinois installés en Afrique sont aujourd'hui plus nombreux que les Français.

Sputnik: Pourtant, les entreprises françaises comme Total, Bouygues, Bolloré, Vinci ou Areva conservent des liens privilégiés avec les pays africains, n'est-ce pas?

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Alain Juillet: Oui et non. Total est en train de se désengager du Gabon par exemple et c'est aussi le cas d'autres entreprises françaises. Ces retraits s'inscrivent dans des stratégies de développement. Les relations entre la France et les pays africains ont complètement changé dans les 20 dernières années. D'ailleurs, les Africains nous reprochent de les avoir un peu abandonnés. Cependant, une nouvelle génération d'entrepreneurs et d'industriels francophones regarde l'Afrique avec intérêt, car ce continent est devenu une zone de développement économique très intéressante.

Sputnik: Uranium, or, pétrole, gaz, coltan, phosphate, diamants, café, cacao, coton… L'Afrique est-elle condamnée à n'exporter que ses matières premières? Ou peut-elle appliquer une stratégie du développement endogène: «Produire, transformer et consommer en Afrique»?

Alain Juillet: Il est vrai qu'à l'époque postcoloniale, après le départ des Français, des compagnies minières étrangères, notamment nord-américaines et russes, se sont installées et ont exploité les ressources à leur profit avec des contrats avantageux négociés avec les dirigeants de ces États nouvellement indépendants.
Aujourd'hui, nous assistons à un changement. Les nouveaux dirigeants qui sont élus dans les pays africains exigent que la transformation des matières premières se fasse sur place. Je crois que c'est l'avenir. Si la matière première est transformée sur place, cela crée de la valeur ajoutée pour le pays, mais aussi de l'emploi sur place, ce qui freine les phénomènes d'immigration.

Le Roi [du Maroc, ndlr] Hassan II avait dit aux Français: «vous vous plaignez des phénomènes d'immigration, vous n'avez qu'à implanter des usines dans les pays de départ des migrants et vous aurez moins de migrations en France.» Une bonne solution est de stabiliser les populations en créant des activités industrielles là où les gens vivent.

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Sputnik: Comment garantir un transfert de technologies et de compétences dans les pays africains, qui permette un développement endogène à long terme dont bénéficieraient les populations locales?

Alain Juillet: Il faut que les élites africaines soient formées pour pouvoir négocier de manière efficace. Il faut aussi que les gouvernements en Afrique ne soient pas prêts à céder à tous les moyens de pression que peuvent avoir les compagnies et les pays étrangers. Quand les gouvernants et les élites des pays ont compris que leur intérêt est de développer l'activité locale, le problème est réglé.

Sputnik: Dans le domaine sécuritaire, pourquoi les pays africains sont-ils toujours tributaires des armées étrangères, au premier rang desquels l'armée française?

Alain Juillet: Depuis la fin de la colonisation, la France a des accords d'intervention en vertu desquels un pays africain francophone peut à tout moment demander l'aide de la France pour l'aider à s'en sortir. C'est ce qui s'est passé au Mali. Le Mali était débordé sous la pression des djihadistes et a demandé aux Français de l'aide. On peut gagner la guerre, on ne gagne pas forcément la paix. Militairement, on peut ramener la sécurité sur l'ensemble d'un territoire. Mais si on n'a pas trouvé les solutions politiques pour calmer les raisons des conflits et des tendances terroristes, on n'arrive à rien. C'est le problème auquel est confronté le Mali aujourd'hui. Le Mali doit trouver une solution pour que les populations du Nord et du Sud puissent travailler et vivre ensemble à nouveau.

Sputnik: Que pensez-vous des mouvements de jeunesse issus de la «génération consciente» en Afrique, comme Y'en a marre au Sénégal ou le Balai citoyen au Burkina Faso? Ces mouvements réclament notamment plus de justice, de liberté, d'alternance démocratique et exigent la fin de la corruption des élites.

Alain Juillet: C'est très bien. Il est souhaitable que dans ces pays, et par la volonté de la population locale, s'implantent des règles du jeu claires pour que les choses se passent normalement. Je suis certain que les choses iront beaucoup mieux lorsque la corruption sera éradiquée et que le jeu démocratique sera respecté.

Sputnik: Qu'en est-il du rôle des fondations états-uniennes privées comme Bill & Melinda Gates Foundation ou les Open Society Foundations de George Soros en Afrique? Y a-t-il une volonté de déstabilisation de certains gouvernements?

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Alain Juillet: Pas forcément. Certains groupes et ONG se sont donné pour mission de pousser les populations à fonctionner comme les États-Unis, c'est-à-dire d'avoir une démocratie à l'américaine. Après tout, chacun a le droit de promouvoir un système politique, quel qu'il soit. Par contre, il ne faut pas que pour ce faire ils déstabilisent les pays en place par des moyens inacceptables. Le fait de défendre une conception du monde ou une vision politique est une chose; le fait de mettre en difficulté un État afin qu'il évolue dans le sens que l'on souhaite en est une autre. C'est une forme de colonialisme.

Sputnik: George Soros, à travers l'Open Society, vise-t-il ce type d'objectifs?

Alain Juillet: Je me garderai bien d'avoir la moindre idée sur M. Soros. Je pense que M. Soros s'active beaucoup partout dans le monde et rarement pour l'intérêt des populations, mais plutôt pour défendre ses propres idées. Il a des idées bien arrêtées, qu'il ne cache pas d'ailleurs, et il investit beaucoup d'argent pour les propager. Nous sommes en droit de nous interroger sur les raisons pour lesquelles il cherche à déstabiliser certains pays. Cela n'est pas admissible dans un pays démocratique.

Sputnik: Quelle est la place de la Russie dans cette géopolitique africaine?

Alain Juillet: La Russie est en train d'arriver en force, si j'en crois ce qui se passe en Centrafrique. Au vu de la vitesse de développement du continent africain, il est normal que toutes les grandes puissances souhaitent y aller, pour des raisons à la fois politiques et économiques. Pour trouver sa place au sein de la concurrence, il faut être le meilleur.

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Outre la présence d'Alain Juillet, la rencontre a rassemblé plusieurs personnalités politiques, telles que l'ancien Premier ministre du Mali Moussa Mara, le ministre-conseiller à l'ambassade de Russie en France Artem Studennikov, l'ancienne ministre française Yamina Benguigui, l'ancien Premier ministre de la Guinée Lansana Kouyate; mais aussi des industriels et représentants des secteurs privé et bancaire, tels que Mohamed El Yakhlifi du Club Confluence, Redouan Znagui de BNP Paribas, Samir Saied de la STB Bank, Driss Benhima l'ancien PDG de la Royal Air Maroc, Gabrielle Gauthey de la GECINA, Étienne Giros du Conseil français des investisseurs en Afrique; et enfin des institutionnels tels que Édouard Firmin Matoko et John Crowley de l'UNESCO, Henri-Bernard Solignac-Lecomte de l'OCDE, Naye Bathily de la Banque mondiale, Chékou Oussouman et Nita Deerpalsing de l'OIF.

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