Gilets jaunes et Printemps arabes, même combat? Samir Aita: «On a oublié les campagnes»

© Sputnik. Antoine Harrewyn Samir Aita
Samir Aita - Sputnik Afrique
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Quels sont les parallèles entre les Printemps arabes et le mouvement des Gilets jaunes? Comment reconstruire l’économie de la Syrie? Sputnik a interrogé l’économiste franco-syrien Samir Aita, opposant à Bachar el-Assad. Un éclairage loin des clichés manichéens auxquels nous sommes habitués sur ces sujets.

Alors que Donald Trump annonçait le retrait américain de la Syrie ce mercredi 19 décembre, nous interrogions Samir Aita, un économiste pas comme les autres. Rédacteur en chef de l'édition arabe du Monde diplomatique durant huit ans, consultant économique pour diverses organisations internationales, il est aussi un opposant politique de longue date de Bachar el-Assad. Entretien.

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Un opposant syrien francophone, cela ne court pas les rues. Surtout quand celui-ci a fait Polytechnique et dirigé le Monde Diplo. Je contacte donc Samir Aita, qui me donne son accord. Mais il me faudra patienter qu'il rentre d'Amsterdam pour le rencontrer à son domicile parisien, à deux pas de Matignon. Le rendez-vous tombe en pleine mobilisation des Gilets jaunes, la rue de Varenne est bloquée par les CRS. Malgré les barricades, nous parvenons à pénétrer chez lui, au rez-de-chaussée donnant sur une belle cour d'hôtel particulier. Et là, nous entrons dans un magnifique salon, les murs ornés de gravures et de tentures.

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Le mouvement des Gilets jaunes, qui s'est étendu en France depuis le mois de novembre, a été plusieurs fois comparé aux Printemps arabes, par son mode opératoire utilisant massivement les réseaux sociaux et la volonté assumée de renverser le pouvoir. Alors tout de go, je demande à l'économiste si cette comparaison est réellement pertinente. Il me déclare qu'effectivement, c'est possible, car là aussi on parle de ce paradigme centre-périphéries:

«Il y a plusieurs aspects qui ressemblent avec ce qui se passe en France vis-à-vis des Gilets jaunes et ce qui s'est passé dans les pays arabes dans les années 2010-2011. Le développement dans les dernières années avant la révolte dans les pays arabes a été essentiellement concentré dans les centres-ville où il y avait la téléphonie mobile, etc., et on a oublié les campagnes.»

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Samir Aita explique sa vision sur les Printemps arabes et sur leur déclenchement. Pour lui, il s'agissait avant tout d'une révolte sociale, provenant d'un exode rural:

«Les campagnes se sont vidées […] Cette migration ne s'est pas installée dans les beaux quartiers, elle s'est installée en périphérie des villes et d'une manière informelle, c'est-à-dire un peu n'importe comment, se raccrochant à l'électricité… Leur mode d'intégration sociale a été l'islam politique.»

Mais l'avait-il prévu? Il déclare avoir travaillé sur l'économie syrienne juste avant la révolte pour l'OIT (Organisation Internationale du Travail), une étude qui n'avait pas beaucoup plu en haut lieu à l'époque, car il concluait que la situation était explosive:

«J'avais fait une étude sur la Syrie précisément en 2009, pour le compte de l'organisation internationale du travail qui l'a interdite, où je disais que ça va exploser. On vit dans les pays arabes méditerranéens dans un moment où une vague de baby-boom arrive avec une vague de jeunes, ces jeunes sont devenus la majorité de la société, comme en mai 68 dans les pays européens, les jeunes veulent changer […]

C'est une vague de jeunes qui n'ont pas de travail, à part travailler dans l'informatique. Certaines zones urbaines avec des taux d'entrée sur le marché du travail de 8% par an, aucune démocratie ne peut gérer ça d'une manière raisonnable. Il était attendu qu'il arrive quelque chose.»

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Il ne se montre toutefois pas tendre avec l'opposition à Bachar el-Assad. Selon lui, celle-ci, principalement fondée sur les Frères musulmans et le parti communiste, n'était pas une alternative crédible. Cette mouvance qui en France, aurait été la seule reconnue par le gouvernement:

«L'opposition syrienne autour du Conseil national fabriqué autour de deux pôles, les Frères musulmans d'un côté et le Parti du Peuple, l'un des partis communistes en Syrie, qui étaient les deux mêmes pôles qui avaient fait alliance avec Saddam Hussein en 79-82 et qui ont conduit à la catastrophe.»

«La Syrie exporte le tiers des importations irakiennes de produits alimentaires, ce qui est complètement ahurissant»

Après sept années de guerre civile, l'économie syrienne se trouve logiquement dans une situation catastrophique à tous les niveaux: d'abord individuellement, avec les destructions de maisons, mais aussi au niveau macro-économique: les infrastructures et des investissements ou encore l'industrie. Mais Samir Aita révèle étonnamment que les Syriens restés au pays continuent à développer une économie, évidemment en majorité informelle.

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Une situation contraire à celle vécue par d'autres pays récemment ravagés, comme la Libye et l'Irak:

«Les exportations turques vers la Syrie sont aussi importantes que celles avant la crise et c'est à la limite incompréhensible, vu la situation du pays. Les gens ne sont pas comme en Libye ou en Irak, fonctionnaires de l'État, ils travaillent dans les activités agricoles, dans d'autres activités de petite fabrication. Par exemple, la Syrie exporte le tiers des importations irakiennes de produits alimentaires, ce qui est complètement ahurissant, un pays en guerre vis-à-vis d'un pays riche. Ils exportent de l'électricité vers le Liban […] Il y a donc une certaine économie qui fonctionne, elle est très informelle sur certains aspects, elle est contrôlée par des seigneurs de guerre.»

Samir Aita évoque également le développement d'activités illicites, notamment la production de stupéfiants comme le Captagon, drogue mythique des djihadistes, qui serait acheminée «jusqu'à son consommateur principal qui est l'Arabie saoudite».

Attention toutefois à ne pas surestimer l'économie du pays, qui subit de lourdes sanctions internationales. Comme le rappelle l'économiste franco-syrien, le système bancaire est totalement bloqué par l'embargo, il est impossible par exemple de réaliser un transfert Swift. Le secteur industriel, essentiellement basé à Alep, a été aussi complètement démantelé puis transféré à Hama pour des raisons évidentes:

«Jusqu'à maintenant, les coûts de transaction, c'est-à-dire le nombre de barrages qu'il y a pour arriver à Alep, est trop important et on paie trop de dîmes sur le passage par les différentes milices qui contrôlent [les routes, ndlr].»

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Mais globalement, combien d'argent faut-il à la Syrie pour se reconstruire? Damas a-t-elle besoin d'un Plan Marshall? Samir Aita relativise les chiffres qui sont souvent avancés dans les médias:

«Il y a des chiffres faramineux qui circulent du genre il faut 200 milliards de dollars pour reconstruire la Syrie, le Président égyptien parle de 300 milliards. D'abord les chiffres du genre 200 milliards sont des chiffres basés sur les estimations de pertes de PIB, donc ce n'est pas l'argent nécessaire pour la reconstruction. La reconstruction de la Syrie ne demandera pas autant, il y a eu une estimation de la Banque Mondiale autour de 60 milliards.»

Et pour Samir Aita, quelles ont été les conséquences concrètes de la guerre civile syrienne?

«Le Printemps arabe a conduit à la chute du Monde diplomatique arabe.»

Dès le début des soulèvements arabes, la rédaction arabe de ce journal (vraiment) de référence est divisée sur la grille de lecture à employer. Révolte sociale ou complot de l'étranger? Lui explique ainsi avoir souhaité relier ces «mouvements qui réclamaient plus de libertés» avec «certaines volontés hégémoniques des pays du Golfe sur les pays arabes méditerranéens».
Une décision qui lui a coûté très cher. Petit à petit, l'ensemble de ses partenaires diffuseurs ont été mis en difficulté, «celui du Maroc a été emprisonné», en Égypte, la diffusion a été stoppée suite aux évènements et les autres, Bahreïn, le Liban, l'Arabie saoudite, n'avaient plus de fonds. Une façon discrète de les faire taire. L'édition arabe a donc mis la clé sous la porte en 2013.

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