«Au nom de la liberté pédagogique, on laisse des bras cassés détériorer des enfants»

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Les «Stylos rouges» se trompent-ils de combat? Ce mouvement, qui entend améliorer les conditions de travail au sein de l’Éducation nationale, reprend en partie les revendications des syndicats. Pour certains, l’enjeu n’est pas dans les moyens ni les postes supplémentaires. Sputnik a rencontré professeurs et spécialistes pour ouvrir le débat.

«Les revendications des "Stylos rouges", comme celles des syndicats, sont le plus souvent quantitatives. Il faut être clair, obtenir plus de postes n'a aucun sens. Actuellement, nous n'arrivons pas à trouver assez de candidats pour les postes disponibles», s'insurge Jean-Paul Brighelli, professeur, écrivain et spécialiste de l'école.

Les «Stylos rouges», ce sont ces professeurs qui ont décidé de porter leurs revendications sans passer, pour le moment, par les syndicats. Pourtant, leurs demandes sont semblables. Le groupe Facebook des «Stylos rouges » réunis désormais plus de 60.000 membres sur les 880.000 enseignants que compte la France. Après plusieurs actions et deux assemblées générales, ils souhaitent unifier «tout le corps éducatif» et demandent notamment plus de moyens et de postes.

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Jean-Paul Brighelli, souligne pourtant la pénurie de candidats. Les académies de Créteil et de Versailles avaient, face au manque de participants au concours externe de professeur des écoles, procédé en 2014 à des recrutements… bas de gamme. En 2013, le seuil d'admissibilité de l'académie de Créteil était descendu à… 4,11/20. De 2004 à 2013, le nombre de candidats au concours de recrutement des professeurs des écoles a chuté de 57% passant de 65.500 à 26.300. Une situation qui inquiète fortement Jean-Paul Brighelli:

«Une fois qu'ils se retrouvent face aux élèves, ce n'est pas avec de la pédagogie qu'ils tiendront. C'est avec l'autorité que donne le savoir. C'est de cette manière que l'on transmet aux enfants et aux adolescents.Le mot "discipline" en français a deux sens. D'un côté la discipline que l'on exerce sur les élèves et de l'autre celle que l'on enseigne. Et bien, on arrive à la discipline scolaire par l'absolue maîtrise de ce que l'on enseigne. C'est le seul moyen d'obtenir l'assentiment des élèves. Il s'agit d'avoir réellement réponse à tout. Plus on revendiquera l'excellence, plus on aura l'ordre.»

Deux problèmes sont soulevés par plusieurs des professeurs interrogés: la qualité de la formation des enseignants et la discipline en classe. Et à en croire, Rodolphe Dumouch, professeur agrégé de SVT et membre des «Stylos rouges», elles sont liées:

«Je ne suis pas un fanatique de l'ordre, mais je ne suis pas non plus un amateur du désordre. Je pense que le retour au savoir est primordial. Le déclassement des enseignants de tous les niveaux produit surtout une dévalorisation du savoir. L'autorité ne découle pas tant de ce que l'on appelle l'auctoritas, qui est le pouvoir de sanctionner, mais plutôt du rayonnement par le magistère, qui est lié à la compétence et au savoir.»

Anthony*, jeune professeur de mathématiques officiant en région parisienne, se refuse à rejoindre le mouvement. Il considère que les revendications des «Stylos rouges», bien que louables, ne sont pas prioritaires pour l'amélioration de la machine «éducation France»:

«J'en ai marre de me mobiliser avec des professeurs selon les mots d'ordre très classiques et très insuffisants des syndicats en général: "Il faut plus de moyens pour l'école, pour les élèves, il faut plus de postes, etc." Cela ne pose pas les vrais problèmes qui, pour moi, se situent au niveau du manquement au respect des règles et de l'esprit d'indulgence et de laxisme qui règne au sein de l'Éducation nationale.»

Jean-Paul Brighelli pense que les revendications salariales devraient se concentrer sur les rémunérations des nouveaux professeurs dans le but d'attirer des talents. Selon Les Échos, «Un professeur stagiaire, qui vient d'avoir son concours, gagne 1.795 euros bruts, dans le primaire et le secondaire. Les professeurs agrégés sont mieux lotis et débutent à 2.076 euros bruts. Ce qui est peu comparé à certains de leurs collègues européens: les Allemands touchent au minimum 44.860 euros bruts par an, les Danois 44.580 euros, les Autrichiens 33.157 euros…»

​«La vraie revendication salariale serait d'augmenter les salaires de départ. Et strictement les salaires de départ. Cela créerait une force d'attraction. Personne ne veut faire un métier où l'on commence à 1.500 euros par mois avec Bac +6. Surtout quand, souvent, vous débutez dans des quartiers très difficiles. Et cela peut durer 10 ans», affirme Jean-Paul Brighelli.

Selon lui, difficile d'attirer des professeurs de qualité en nombre avec des rémunérations aussi faibles. Il s'inquiète surtout de la situation à l'école primaire, véritable pilier de l'éducation: «Le premier problème reste la formation des maîtres. Il faut se casser la tête et se demander comment attirer dans l'enseignement des gens de qualité. Comme dit précédemment, je pense qu'il faut de meilleurs salaires en début de carrière. J'ai été au jury de concours de professeurs et il est évident que les derniers 20% d'admis sont dans un état pédagogique absolument catastrophique. Je rappelle qu'il y a quelques années, l'on a admis des candidats avec 4 de moyenne. C'est la même chose que pour les élèves. On a baissé les critères d'admission au brevet, au Bac, etc. Plus on nivelle vers le bas plus il y a de gens qui passent. Mais dans quel état?»

Il s'en prend également aux méthodes employées par certains professeurs:

«Le ministre de l'Éducation, malgré toutes ses déclarations, se refuse à imposer des méthodes sûres afin d'apprendre à lire, à écrire et à calculer. Cela fait 40 ans que je suis professeur, cela fait 20 ans que je me bats contre le système, j'en ai ras-le-bol qu'au nom de la liberté pédagogique, on laisse des bras cassés continuer à détériorer des enfants. Alors si le ministre allait au bout de ses bonnes intentions, il devrait dire: "C'est très simple. Il y a une méthode alphasyllabique et tous ceux qui ne l'utiliseront pas seront révoqués".»

Rodolphe Dumouche, titulaire d'un doctorat, se désole également que son travail de recherche soit mis au second plan et que les enseignants participent de moins en moins à la vie culturelle et universitaire de la nation:

«Il faut savoir qu'il y a 40 ans, les instituteurs du primaire publiaient dans des revues locales d'histoire, d'archéologie de géographie, etc. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Les professeurs du secondaire continuent un petit peu, mais de moins en moins. Les professeurs du primaire voient leurs emplois du temps remplis avec des réunions qui ne servent à rien, parce qu'on pense qu'ils ne foutent rien. On oublie le côté intellectuel du métier, ce qui conduit à un déclassement qui se constate à tous les niveaux. Mon travail de recherche et le fait que j'ai un doctorat sont de moins en moins pris en compte.»

Albert-Jean Mougin, ancien vice-président du SNALC, le Syndicat national des lycées et collèges, craint quant à lui que le vent de défiance qui touche de plein fouet la classe politique dans son ensemble bloque toute tentative de réforme, même dans le cas où elle serait, pour lui, bénéfiques:

«Le ministre de l'Éducation, Jean-Michel Blanquer, fait face à des réalités qui pèsent sur notre métier depuis 30 ans, ce que j'appelle les "30 piteuses". Il porte une réforme profonde du système éducatif qui tend vers un retour à l'exigence, à l'excellence et à la qualité des formations. C'est un travail au long cours. Et le paradoxe tragique de cette situation serait que cette réforme nécessaire et à portée de main pâtisse du rejet en bloc de tout ce qui vient du pouvoir en place précisément à cause d'années de politiques désastreuses.»

 

 

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