Ukraine: «L’Otan et l’UE ont tout intérêt à maintenir une situation conflictuelle»

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Un mois avant l’élection présidentielle en Ukraine, Sputnik a reçu Pierre Lorrain, journaliste, spécialiste de la Russie et de l’URSS, auteur de L’Ukraine, une histoire entre deux destins. Entre Staline et Hitler, entre identité et nationalisme, entre autonomie et jacobinisme, revenons avec lui sur l’histoire passionnante de ce pays.

Pro-russe ou pro-occidental? Le traitement médiatique de l'Ukraine fait souvent l'objet de manichéisme, de parti-pris, de propagande et surtout d'ignorance collective. Quand Pierre Lorrain écrit son ouvrage L'Ukraine, une histoire entre deux destins (Éd. Bartillat), il est clair qu'il a un point de vue, une opinion, mais son travail de contextualisation historique et idéologique, qui a duré quatre ans, permet à ce livre de dépasser de loin clichés et idées reçues:

«Si pro-russe signifie ne pas se laisser emporter par une certaine propagande occidentale, qui consiste à jeter la faute de tout sur la Russie —et non pas seulement sur le Président Poutine, mais sur la Russie dans son ensemble- c'est-à-dire si les choses vont mal depuis l'origine du monde, c'est forcément la faute de la Russie, si être pro-russe, c'est refuser cette vision, dans ce cas, on peut dire effectivement que je suis pro-russe. Mais ce que j'essaie de faire, c'est d'être balancé.»

Retrouvez l'intégralité de cet entretien en vidéo

Le journaliste aborde de front les questions qui fâchent à propos de l'Ukraine, notamment la construction d'une identité et d'un nationalisme, qui dateraient du XIXe siècle. La problématique qu'a choisie Pierre Lorrain, c'est la formation de la nation ukrainienne, se confrontant aux autres, les Russes, les Polonais, les Allemands. Mais existe-t-elle réellement dans ce peuple, qui a autrefois appartenu pour les plus occidentaux aux austro-hongrois, pour les Orientaux à l'empire russe, puis à l'URSS?

«S'ils formaient réellement une nation, nous ne serions pas dans la situation actuelle, avec un pays divisé selon des lignes qui sont essentiellement ethniques et culturelles. C'est-à-dire que le peuple ukrainien existe parce qu'il s'est constitué au fil du temps, mais ce peuple ukrainien est très disparate.
Il y a des gens qui viennent plutôt de l'ouest, d'une partie la Galicie, qui était sous domination austro-hongroise jusqu'à la Première Guerre mondiale. Il y a une autre partie qui est très proche de la Russie, parce que jusqu'à la constitution réellement de la République socialiste d'Ukraine, certains territoires faisaient réellement partie de l'empire russe. Ce n'était pas des provinces extérieures, c'était des régions réellement constitutives de la Russie traditionnelle.»

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Le journaliste en appelle au philosophe Ernest Renan et à Cicéron pour définir la nation, sur les intérêts communs d'un peuple, sur cette identité de destin que ne semblent pas partager les Ukrainiens:

«Évidemment, les Ukrainiens d'un côté comme les Ukrainiens de l'autre n'ont pas la même perspective historique, ils ne voient pas les évènements de la même manière et ils ne se sentent pas une identité de destin. Et c'est l'identité de destin qui, depuis Cicéron et la Rome antique jusqu'au XIXe siècle de Renan, etc. qui définit la nation.
Si les gens ne se sentent pas prêts à aller ensemble vers le futur et à mettre toute leur énergie pour défendre les intérêts communs, s'il n'y a pas d'intérêts communs, il ne peut pas y avoir de nation. Alors la question aujourd'hui, c'est: est-ce qu'il peut y avoir des intérêts communs dans la situation actuelle?»

Pris en étau entre deux puissances, l'Union européenne et la Russie, le Président Ianoukovytch a tenté en 2013 de jouer sur les deux tableaux, penchant plutôt pour l'option russe. Mal lui en a pris, car il a déclenché le mouvement Euro Maidan et sa destitution. Le Président Porochenko qui lui a succédé n'a pas fait mieux, en refusant l'autonomie constitutionnelle au Donbass. Pierre Lorrain fustige ainsi ces politiciens qui n'ont pas compris les antagonismes profonds de leur peuple:

«L'Ukraine pourrait être une puissance importante à la seule condition qu'elle se donne les moyens de l'être. Et le seul moyen de peser aujourd'hui d'une manière ou d'une autre, c'est de servir de pont, de passerelle entre la Russie d'un côté et l'Union européenne de l'autre. C'est le seul moyen, il n'y en a pas d'autre. Si elle se range d'un côté, il y a une partie de la population qui n'est pas d'accord, si elle se range de l'autre, l'autre partie de la population, sensiblement 50% dans chaque camp, qui n'est pas d'accord non plus. La seule solution, c'est d'avoir des hommes d'État intelligents.»

Relativisons ces chiffres car le conflit avec la Russie a évidemment fait bouger les lignes. La Crimée étant rattachée à la Russie et les républiques autoproclamées du Donbass étant séparatistes, leur population ne participe plus aux sondages. Et une partie importante des Ukrainiens russophones affichent une certaine méfiance vis-à-vis de Moscou.

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Après le Printemps des Peuples au XIXe siècle, l'histoire s'accélère à grands pas suite à la Première Guerre mondiale, le suicide de l'Europe selon Stefan Zweig, et la révolution de 1917. Pierre Lorrain aime à différencier Staline et Lénine vis-à-vis des politiques de nationalités et l'internationalisation de la lutte. À partir de la Révolution d'octobre, l'altérité ukrainienne ou russe n'existe plus, le débat c'est communiste ou non, soviétique ou non.

«Staline a codifié pour le compte de Lénine une politique des nationalités qui était très libérale et s'inspirait beaucoup de l'exemple autrichien c'est- dire chaque peuple a droit à sa propre voie [….] Staline deviendra le commissaire du peuple aux nationalités en 1918. La vision de Lénine, c'est les peuples ont intérêt à choisir le communisme, donc ils vont s'unir à la Russie soviétique. Mais si on leur impose leur attachement à la Russie soviétique, ils refuseront. Il faut que ce soit un libre consentement.»

Une politique d'«ukrainisation» de l'Ukraine est alors mise en place très rapidement dans les années 1920 avec la diffusion de livres en ukrainien, son enseignement à l'école, elle devient la langue officielle. Pierre Lorrain entend également combattre l'idée reçue selon laquelle les Ukrainiens auraient été pillés de leurs ressources économiques afin de pourvoir aux besoins russes. La famine en Ukraine au début des années 1930, qui fit 4 à 5 millions de morts, a eu des ravages aussi en Russie et au Kazakhstan. Alors que certains parlent de génocide ou de «Holomodor» à l'encontre du peuple ukrainien, le journaliste estime que les Soviétiques voulaient avant tout la dékoulakisation:

«Il fallait détruire la paysannerie, il fallait la détruire, il ne devait plus y avoir que des ouvriers agricoles. Et c'est dans le cadre de la politique de collectivisation que l'économie agricole de l'ensemble de l'Union soviétique a été détruite. On confisquait les terres, on confisquait les récoltes.
Les Tchékistes, membres de la police secrète ou police politique, et les soldats faisaient des réquisitions totales c'est-à-dire qu'ils ne laissaient rien, et surtout ils ne laissaient pas les semences, de quoi ensemencer les champs la saison d'après. Résultat, le summum de cette politique, c'était en 30-31. En 32-33, il n'y avait plus de quoi faire des récoltes, par conséquent ça a été une famine épouvantable qui a touché l'Ukraine de manière extraordinaire.»

Puis vient la Seconde Guerre mondiale, avec le terrible pacte germano-soviétique. Accueillis en Ukraine tels des libérateurs par les nationalistes, les Allemands envahissent le pays en 1941 et sèment la terreur. 900.000 Juifs d'Ukraine sont exterminés durant cette période notamment par les Einsatzgruppen et certains nationalistes ukrainiens de mèche, le plus connu étant Stepan Bandera. Celui-ci a été reconnu «Héros de l'Ukraine» en 2010 par Viktor Iouchtenko, Président de l'époque:

«Lorsque les Soviétiques ont reconquis le terrain, ils ont resoviétisé […] Dans la partie galicienne, il y a eu d'abord en 39 la soviétisation, et ensuite resoviétisation en 43-44 et pour certaines régions 45. Cette soviétisation s'est faite de manière très brutale, qui a gommé d'une certaine manière les nazis. La révolte larvée qui a duré pratiquement jusqu'en 55 contre le pouvoir de Moscou a fini par rendre symboliquement acceptable des figures de la résistance à l'époque, en particulier Stepan Bandera qui était effectivement d'une idéologie nazie.»

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Des figures extrêmement controversées reviennent ainsi sur le devant de la scène ukrainienne via en particulier le parti Svoboda, fondé en 1991 sous le nom de parti socialiste-national d'Ukraine. L'indépendance actée lors du référendum du 1er décembre 1991 a ses paradoxes, notons les 54% de oui en Crimée:

«Lorsque le pouvoir ukrainien s'est réellement instauré avec ses règles à partir de 95, la notion de nationalité a disparu. Les documents d'identité ukrainiens ne mentionnent que la citoyenneté ukrainienne et ces gens de Crimée se sont retrouvés apatrides. Ils ne pouvaient qu'avoir le passeport ukrainien, mais c'était un passeport qui à leurs yeux ne les représentait pas, parce qu'il n'y avait pas leur nationalité. Ils ne se sont jamais sentis ukrainiens à aucun moment.»

Conséquence logique, vingt ans plus tard, en 2014, les Criméens ont voté le rattachement à la Russie à 95% de voix favorables:

«Ce qui fait que lorsqu'ils ont eu la possibilité de s'exprimer, le rattachement à la Russie s'est imposé de lui-même. Il n'y avait pas besoin de trucage, c'est ça qu'on a du mal à comprendre en Occident, c'est-à-dire qu'on imagine que c'est un référendum truqué. Non, il n'y avait pas besoin de trucage, la population criméenne était désireuse depuis toujours de retrouver la patrie russe.»

Le conflit de 2013 illustre parfaitement le propos de L'Ukraine, une histoire entre deux destins, c'est-à-dire le dilemme d'un peuple qui n'arrive pas à choisir entre l'Union européenne et la Russie. Son introduction mentionne d'ailleurs des anecdotes étonnantes sur le conflit entre la marine russe et la marine ukrainienne, en mars 2014 en Crimée. À un mois de la présidentielle ukrainienne, comment le spécialiste de l'URSS et de la Russie voit-il la solution évoluer?

«C'est un conflit gelé indiscutablement, mais qui peut se dégeler, parce qu'il appartient au gouvernement de Kiev de dégeler la situation [….] Les accords de Minsk 2 prévoyaient que le gouvernement de Kiev devait procéder à une révision constitutionnelle pour accorder une autonomie aux régions considérées et ça c'est relativement simple à faire, ça n'est pas très compliqué.»

La solution pour lui, c'est rompre avec un jacobinisme qui n'est plus viable en Ukraine et d'accorder l'autonomie aux régions séparatistes:

«Ce partage de destin, choisir l'Europe, choisir la Russie, ce n'est pas cela. Actuellement, c'est choisir un État unitaire, construit sur le modèle de la France, ou bien choisir un État multiculturel, choisi et construit sur le modèle du Royaume-Uni ou de l'Espagne. […] L'Ukraine, si elle ne choisit pas la voix de la raison, des autonomies, se condamne à être obligée de devenir un État oppresseur et répressif pour les minorités qui ne sont pas d'accord avec la volonté majoritaire.»

Au-delà des antagonismes entre Ukrainiens, ce pays reste un enjeu géopolitique majeur, rappelle Pierre Lorrain. L'Otan, qui espérait pouvoir s'étendre sans encombre jusqu'aux frontières russes, s'est retrouvée bloquée en Ukraine. En attendant,

«L'Otan et l'Union européenne ont tout intérêt à maintenir une situation conflictuelle […] en fait l'Occident est coincé dans cette histoire, parce qu'il pensait comme la Russie avait beaucoup cédé dans les années 90, elle ne s'était pas élevée contre l'extension de l'OTAN.»

En crise dans les années 90, la Russie sous l'impulsion de Vladimir Poutine s'est peu à peu réintroduite dans le concert des nations pour redevenir avec le conflit syrien, un acteur majeur des relations internationales. Après l'extension très à l'est de l'Otan et de l'UE dans les années 90 jusqu'aux frontières russes, Pierre Lorrain explique la position occidentale sur la Russie et le poids que représenterait l'Ukraine, reprenant l'argument de Zbigniew Brzeziński:

«Si l'Ukraine est avec la Russie, la Russie devient un empire. La Russie sans l'Ukraine est une puissance régionale.»

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