Algérie: un glissement à la Kabila, dernière trouvaille du pouvoir de Bouteflika

© AP Photo / Sidali Djarboub, FileAbdelaziz Bouteflika
Abdelaziz Bouteflika - Sputnik Afrique
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En Algérie, le renoncement d'Abdelaziz Bouteflika à briguer un 5e mandat ne semble pas éteindre la contestation. Alors que la nouvelle avait au départ été plutôt bien accueillie, les détracteurs du Président continuent de se mobiliser contre une énième «manœuvre» du pouvoir dont ils n'exigent rien d'autre que le départ immédiat.

En 1861, le lieutenant de vaisseau Félix Julien relatait dans son livre «Harmonie de la mer», l'aventure de la frégate la Belle-Poule, partie à la recherche de la corvette Le Berceau, qu'un violent orage avait emportée au loin. À un moment, et «en plein jour», tout l'équipage aperçoit une embarcation à la dérive. On distingue jusqu'aux hommes la peuplant et les signaux de détresse flottant par-dessus bord. «Ce n'était pourtant qu'une hallucination collective», explique pourtant Gustave Lebon, auteur en 1895, de «La psychologie des foules», où cet épisode est cité: «Quand l'embarcation fut arrivée, on se trouva simplement devant quelques branches d'arbres couvertes de feuilles arrachées à la côte voisine».

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L'année 2019 pourrait à ce titre être considérée comme une année charnière dans l'histoire de la psychologie sociale. Les événements en cours en Algérie permettent de prendre la mesure de la puissance de l'hallucination collective. En l'occurrence, ce phénomène a sévi, non pas sur un équipage de quelques dizaines d'officiers et de matelots, mais sur des millions de personnes.
Le cinquième mandat n'était qu'une hallucination collective, dit en substance la lettre adressée par Abdelaziz Bouteflika aux Algériens le 11 mars: «Il n'y aura pas de cinquième mandat et il n'en a jamais été question pour moi», dit le message à la nation, publié par l'agence de presse officielle, APS. Les centaines de milliers d'Algériens qui ont investi la rue depuis plus de deux semaines ne devaient s'en prendre qu'à eux: ils avaient été victimes d'élucubrations tissées par leur esprit.

Autre hypothèse toutefois, mais qui ne doit en l'occurrence rien à la psychologie sociale: la candidature d'Abdelaziz Bouteflika aurait été déposée le 3 mars au Conseil constitutionnel, non pas par son directeur de campagne lui-même, mais par «la main de l'étranger» en personne.

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La lettre, surtout, n'en était pas une. Il s'agirait plutôt d'un Acte présidentiel portant organisation provisoire des pouvoirs publics. Une Constitution provisoire, en somme. Décliné en cinq points, le texte annonce que le Président ne sera pas candidat à l'élection présidentielle, le report de celle-ci, la refonte du gouvernement, la convocation d'une Conférence nationale «inclusive et indépendante» dont émanera un projet d'une nouvelle Constitution et enfin, la tenue d'une élection présidentielle dans la foulée, c'est-à-dire, en 2020.

Un glissement à la Kabila?

Abdelkader Kacher, professeur de droit constitutionnel à l'Université de Tizi Ouzou, explique à Sputnik que la décision de reporter la présidentielle, prise deux jours avant la validation par le Conseil constitutionnel des candidatures, est illégale.

«La Constitution ne prévoit pas ce cas de figure. Tout ce que prévoit la Constitution, dans son article 110, c'est une possibilité de prolongation du mandat en cours quand le pays est menacé de guerre. En dehors de ce cas, aucune disposition ne permet de rallonger le mandat. Si le constituant voulait élargir les cas de report du scrutin, il l'aurait fait, comme en 1996 quand il a entendu parer à toute éventualité de vide constitutionnel après la crise de 1992.
En outre, il y a un décret présidentiel, pris en janvier 2019, qui convoque le corps électoral et entame le processus. À deux jours de la décision que doit rendre le Conseil constitutionnel, on décide de prolonger ce mandat de fait, sans revenir à la source du pouvoir, le peuple.»

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Conscient sans doute de cette difficulté, le texte présidentiel semble ériger le report en revendication populaire, dans une tentative de le légitimer en invoquant le pouvoir constituant originaire, le peuple. «Il s'agit ainsi de satisfaire une demande pressante que vous avez été nombreux à m'adresser dans votre souci de lever tout malentendu quant à l'opportunité et à l'irréversibilité de la transmission générationnelle à laquelle je me suis engagé», peut-on lire dans le message.
Seul hic, le report du scrutin, avancé un temps par quelques hommes politiques, dont l'islamiste Mohamed Makri, ne semble pas avoir figuré en bonne place dans les revendications des Algériens depuis le début de la contestation. Pris de court par la contestation, cette entourloupe a permis au pouvoir de contourner une impossibilité de modifier la Constitution, alors que le mandat du Président arrive à terme. «Le temps ne joue pas en faveur d'une révision constitutionnelle, qu'elle prenne la voie parlementaire ou référendaire», estime le professeur algérien de droit constitutionnel Abdelkader Kacher.

«Les fondés du pouvoir constituant, parlementaire ou populaire, n'ont pas été avisés de ce report et ne se sont pas prononcés sur cette éventualité. Reporter les élections est, en tout état de cause, un acte inconstitutionnel. Et ce, même si j'ai eu bruit d'une tentative de modification du décret de convocation du corps électoral, et qui n'a pas encore été portée à la connaissance du public. Ce qui est sûr, c'est que le système vit, désormais, en dehors de la Constitution. La Constitution est de fait gelée», poursuit le constitutionnaliste algérien dans son entretien avec Sputnik.

Techniquement, l'Algérie s'oriente vers un glissement, dans le strict respect de la jurisprudence congolaise. Arrivant au terme de ses deux mandats prévus dans la Constitution, le Président de la République démocratique du Congo (RDC), Joseph Kabila, devait se démettre… ou tenter un forcing institutionnel, à la fin de l'année 2016.

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L'hypothèse d'une modification de la Constitution s'avérant critique, alors que Blaise Compaoré du Burkina Faso venait d'en faire les frais, Kabila s'essaya, en janvier 2015, à faire passer une loi conditionnant l'organisation de la présidentielle à un recensement général de la population, pouvant prendre jusqu'à quelques années. Devant l'ampleur de la mobilisation, il dut également renoncer à cette option, et s'engagea dans des négociations avec l'opposition, sous l'égide de l'Église catholique.
L'Accord de la Saint-Sylvestre lui accorda un glissement consensuel d'un an, qu'il prolongea de facto une année de plus, avant qu'il ne cède le pouvoir, au terme, disait-on, d'une négociation politique avec le moins irréductible de ses opposants, Étienne Tshisekedi, un rival familier des rouages du «Système», comme on dirait en Algérie.
Toutes choses étant égales par ailleurs, l'Algérie et la RDC ne demeurent comparables que par l'importance des richesses dont elles regorgent et leur immensité territoriale, puisqu'elles occupent respectivement la première et la deuxième place du classement des plus grands pays d'Afrique.

Mais la «Constitution provisoire» algérienne tient aussi d'une autre filiation. Il s'agit du parent pauvre d'une première mesure, annoncée dès le 4 mars par une première lettre du Président.

«Si le peuple algérien me renouvelle sa confiance, […] je prends solennellement devant Dieu et devant le peuple algérien les engagements suivants: la tenue, juste après l'élection présidentielle, d'une conférence nationale inclusive […]L'élaboration et l'adoption par référendum populaire d'une nouvelle Constitution […] L'organisation d'une élection présidentielle anticipée [à laquelle] je m'engage à ne pas être candidat.»

Probablement que si les Algériens ont accueilli avec beaucoup de scepticisme cette proposition, c'est que le nombre autorisé de sollicitations du Bon Dieu se trouve plafonné, au même titre que les mandats présidentiels.


«Peut-être trouverez-vous un autre programme [présidentiel] meilleur [que le mien]. Votez pour lui! L'honneur d'avoir été votre Président pendant 10 ans me suffit amplement. Dieu m'en est témoin! Dieu m'en est témoin!»

​La malédiction du troisième discours?

En ce début de soirée de lundi 11 mars, l'annonce du renoncement de Bouteflika fit incontestablement son effet. Des scènes de liesse ont été observées, notamment, dans les rues d'Alger. Le cinquième mandat, mot-clé de la contestation populaire enclenchée le 22 février dernier, n'aura pas lieu. C'est déjà cela de gagné. Des hommages affluent. Ce troisième message du Président depuis le début des contestations a failli inverser la donne.

Toutefois, le scepticisme regagnait à nouveau les esprits à mesure que l'on réalisait que l'on était en proie à une «escroquerie». La proposition n'aurait fait que «travestir» une précédente proposition consistant à convoquer une élection présidentielle anticipée après un premier scrutin présidentiel. En l'occurrence, il n'y aura plus de présidentielle, mais le pouvoir serait assuré de se maintenir pendant un temps difficilement déterminable. On continue d'exiger le départ pur et simple du Président au terme de son mandat et la refonte du système politique.

« La logique de cette transition, telle que souhaitée par la présidence, obéit à deux raisons. La difficulté, d'un côté, de trouver un successeur qui fasse consensus au sein du Système, mais aussi, et c'est une donnée d'ordre psychologique à prendre au sérieux, la détermination de Bouteflika à mourir littéralement au pouvoir, à l'image de Houari Boumediene, dont il se revendique.
Les partisans de Bouteflika n'excluaient pas l'hypothèse d'une contestation populaire, mais ils pariaient sur une contestation émaillée de violences, qui fournirait le prétexte à l'armée d'intervenir et de proclamer l'état d'urgence. Or, il y a eu deux éléments qui ont permis de mettre en échec ce scénario: le pacifisme des manifestations, mais également la détermination d'un pan considérable de l'armée à ne pas sauver le régime, s'il devait vaciller, si les manifestations reprenaient de plus belle», a analysé pour Sputnik Yahia Zoubir, professeur de relations internationales à la Kedge Business School de Marseille.

De quoi presque rapprocher les scènes de joie nocturnes et éphémères d'Alger d'un Tunis qui brilla de mille feux, au soir du 13 janvier 2011, après un troisième discours du Président Zine El Abidine Ben Ali, où il promettait monts et merveilles. En affluant, le lendemain, par les axes d'Alger et à travers tout le pays, les Algériens continuent, toutefois, de récuser tout parallèle, y compris les comparaisons algéro-algériennes. «Ce qui se passe en Algérie, en ce moment, ce n'est pas un remake d'octobre 1988 ni une réplique des printemps arabes», lâche Karim Kia, blogueur et ingénieur algérien, à Sputnik.

 

 

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