«Les réseaux du Kremlin en France», au cœur d’un procès très politique

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Les 14 et 15 mars se tenait devant la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris le procès en diffamation contre le livre «Les réseaux du Kremlin en France». Deux jours de joute politique pendant lesquels il était question de l’Ukraine, de Sputnik et de RT, le tout avec Djordje Kuzmanovic et Olivier Berruyer en parties civiles. Reportage.

«C'est le nouveau point Godwin. Avant, pour disqualifier quelqu'un, on disait qu'il était antisémite. Après c'était complotiste. Et maintenant, on dit que vous êtes pro-russe.»

Il n'est pas loin de minuit au nouveau palais de justice de Paris en ce vendredi 15 mars. Alors que les agents de sécurité parcourent des couloirs vides, Maître Jérémie Assous livre ses premières réactions. Quelques minutes auparavant, il apprenait que la procureure demandait la relaxe de Cécile Vaissié et de son éditrice Marie-Edith Alouf. Ces dernières sont attaquées en diffamation devant la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris pour le livre «Les réseaux du Kremlin en France». L'ouvrage a paru en 2016 aux éditions Les petits matins.

Du côté des plaignants, on retrouve Djordje Kuzmanovic, ex-conseiller aux affaires internationales de Jean-Luc Mélenchon et son épouse Véra Nikolski, fonctionnaire de l'Assemblée nationale. Les blogueurs Pierre Lamblé et Olivier Berruyer, ainsi que l'écrivaine Hélène Richard-Favre, sont également parties civiles. Tous les cinq sont représentés par Maître Assous. Un sixième plaignant, l'enseignant et président du Forum des Russes en France, Gueorgui Chepelev, a choisi un autre conseil.

​Tout ce beau monde est cité dans «Les réseaux du Kremlin en France». L'enquête, réalisée par Cécile Vaissié, professeure d'études russes à la faculté de Rennes-II, est censée mettre à jour les réseaux d'influence pro-Kremlin à l'action dans l'Hexagone.

«En 2016, au moment de sa parution, l'ouvrage avait été accueilli avec des réserves, notamment au sein du milieu académique. Un certain nombre de chercheurs spécialisés en études slaves avaient remis en cause la méthodologie, préférant se distancier d'une enquête manquant de rigueur, bâtie sur des suppositions plutôt que des faits avérés, par une universitaire respectée pour le sérieux de son travail», souligne Libération qui rappelle que certains observateurs avaient salué l'ouvrage.

Plusieurs passages du livre son ciblés par les plaignants qui considèrent avoir été diffamés et ne faire partie d'aucun réseau de ce genre. La procureure a de son côté parlé de «livre à thèse» et de «distanciation» mise par Cécile Vaissié et a demandé la relaxe des deux prévenues.

«J'ai la sensation d'avoir assisté durant deux jours à un procès politique. Pas au sens totalitaire, à l'évidence. Mais le procès d'un adversaire politique contre un autre. Nous avons vu un combat entre deux formes de réseaux ou chacun a essayé de disqualifié le propos de l'autre», a-t-elle lancée.

Durant deux jours, il a plus été question des nazis en Ukraine, de la politique étrangère russe et de ses médias que de la définition légale de la diffamation. Sauf que le tribunal «n'est pas là pour trancher des débats géopolitiques» a rappelé la procureure.

Salle comble et supporters des deux camps

Jeudi 14 mars, le premier jour de procès avait déjà eu son lot de temps forts. Avant l'audience, l'écrivaine franco-suisse Hélène Richard-Favre nous donnait les raisons de sa plainte:

«J'ai l'habitude de me faire traiter d'agent russe, mais là c'est allé trop loin. Le titre du livre laisse penser que nous faisons partie d'une sorte d'organisation mafieuse qui travaille contre la France. C'est totalement faux et c'est intolérable.»

Djordje Kuzmanovic, arrivé en compagnie de sa femme Vera Nikolski, faisait les cent pas devant la salle. Se disant un peu «stressé», il se montrait cependant confiant et rejetait avec force l'accusation de «procédure-bâillon» lancée par la défense:

«C'est tout l'inverse. Non seulement Cécile Vaissié n'a pas pris la peine de nous contacter, mais on ne parle pas d'un troll qui raconte n'importe quoi sur les réseaux sociaux. C'est une universitaire réputée et des gens peuvent se baser sur son travail. C'est grave.»

Olivier Berruyer, autre plaignant célèbre du jour, était venu accompagné de deux collaborateurs. L'un d'eux distribuait un épais document reprenant point par point des passages du livre de Cécile Vaissié que l'auteur du blog Les Crises juge approximatifs, voire diffamatoires.

​La peur d'une attente interminable passée, que le renvoi de la grande majorité des 32 affaires précédant le procès Vaissié avait effacée, le show pouvait débuter. Des agents de police veillaient au grain. Pas d'enregistrement, pas de photo et une utilisation des téléphones réservée aux journalistes et avocats. La salle était pleine, supporters des deux camps obligent. C'était notamment le cas de Maître Immarigeon, venu «en soutien moral» de Djordje Kuzmanovic. 

Lunettes vissées sur le bout du nez, le président du tribunal lançait les hostilités. L'après-midi allait être longue. À la barre, Marie-Edith Alouf se dit surprise que des gens «qui disent défendre la liberté d'expression» l'attaquent en justice. Pour elle, «tout était étayé, sourcé, valide» dans l'enquête de Cécile Vaissié et elle n'avait pas le sentiment «de faire quelque chose de risquée ou de dangereux».

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Lorsque Maître Assous lui demande de définir ce que sont les «réseaux du Kremlin», elle se montre hésitante et lance «des éléments qui sont en interrelations», avant de faire une comparaison avec Facebook. Mais c'est bien le passage à la barre de Cécile Vaissié qui sera le moment le plus chaud de cette après-midi judiciaire. Se lançant dans un (très) long discours, elle verra à plusieurs reprises le président du tribunal lui demander d'abréger: «Et alors sur le livre?»

Pour l'auteure, Staline est à nouveau «célébré» au pays des Tsars, la propagande russe bat son plein en mélangeant «vérité, déformation et fausses informations» et l'Ukraine a été attaquée «sur ordre de Poutine» en 2014. Des campagnes de hacking et d'influence en provenance de Russie auraient été «reconnues par [nos] hommes politiques et l'Union européenne». L'auteure ne cache pas son animosité envers le locataire du Kremlin, mais se défend de toute russophobie. Elle dit avoir écrit ce livre «par amour pour la Russie».

​Reste que ce procès, comme rappelé précédemment, n'est pas celui de la politique étrangère de Moscou. Le président demande à la chercheuse si le fait d'«émettre des positions favorables à tel point géopolitique» suffit à mettre les plaignants «dans un réseau occulte». «La notion de réseau implique que les gens se connaissent, se citent», rétorque-t-elle.

C'est à ce moment que la température monte d'un cran. Alors qu'il est question de RT, Cécile Vaissié attaque violemment la chaîne russe qui n'aurait «aucun intérêt» et serait «catastrophique». Un scud qui fait réagir la salle, ainsi que Cécile Vaissié, qui demande à une personne de se taire. «Madame! Ce n'est pas vous qui gérez l'audience!», tempête le président. Le calme revenu, l'auteure assure que le terme de «réseau» n'a pas de connotation négative et «regroupe ceux qui partagent des imaginaires communs».

​Le fait que Cécile Vaissié n'ait pas pris contact avec les plaignants dans le cadre de son enquête lui est beaucoup reproché. L'universitaire se défend, expliquant que ceci «n'entre pas» dans sa méthodologie scientifique. «Qu'est-ce que ça m'aurait apporté?», interroge-t-elle de manière rhétorique. Une saillie qui arrache quelques rires à Olivier Berruyer.

«Je n'ai aucun élément de preuve ni d'information qui permettrait de dire que l'un des plaignants est stipendié, ou payé», ajoute la professeure.

Maîtres Patrick Klugman et Ivan Terel, qui assurent la défense, ont sélectionné plusieurs témoins. Leurs passages à la barre apportent alors son lot d'échanges… intéressants. Plusieurs d'entre eux sont mis en difficulté par Maître Assous. C'est notamment le cas de la journaliste russe Iuliia Berezovskaïa. Elle est la directrice de Grani.ru, un site qui a reçu en 2013 une subvention d'un montant de 50.000 dollars en provenance de La Fondation Nationale pour la Démocratie (National Endowment for Democracy), une ONG américaine créée en 1983 par le Congrès. Selon la journaliste, «la Russie est un pays qui agresse ses voisins, ne respecte pas le droit international et met des milliards dans la propagande». Le pays des tsars financerait également «des hooligans grecs».

Lorsqu'on lui demande en quoi Djordje Kuzmanovic est proche du Krémlin, elle répond: «Il est lié au pouvoir russe c'est évident. Le simple fait d'avoir été en Crimée occupée ou dans la partie occupée du Donbass, ce qui revient à la même chose, participe à justifier l'agression et l'occupation russe.» Sauf que, comme lui fait remarquer Maître Assous, Djordje Kuzmanovic ne s'y est pas rendu. 

​Une autre journaliste russe est venue témoigner. Il s'agit d'Anastasia Kirilenko, connue pour avoir notamment officié quelques années sur Radio Free Europe/Radio Liberty, média financé par le Congrès américain. Cette dernière reprend à la barre une accusation, à peine voilée, lancée par Emmanuel Macron en 2017 et qui voudrait que Sputnik France ait diffusé une fake news concernant la détention par le candidat d'un compte aux Bahamas. Sauf que, comme l'a rappelé Libération, cette fausse information avait pour origine l'extrême droite américaine.

«Est-ce que le blog Les Crises dit que l'Ukraine est dirigée par des néo-nazis?», demande Maître Assous à Anastasia Kirilenko lors de son témoignage. Ce à quoi elle rétorque: «Ce n'est pas exactement ce que je dis. Je pense que la ligne édito est pro-Kremlin comme Le Monde l'a montré.»

Le vague néo-nazie en Ukraine a occupé une grande partie des débats durant les deux jours de procès. Dans le camp de la défense, on dénonce «un effet de loupe», une «propagande du Kremlin» et l'on souligne que lors des élections présidentielles de 2014, Oleh Tyahnybok, leader du parti ultra-nationaliste Svoboda, n'a remporté que 1,16% des suffrages. Maître Assous rappellera à plusieurs reprises qu'en 2012, la formation politique a obtenu 37 sièges aux élections législatives et a envoyé au Parlement ukrainien plusieurs députés se revendiquant ouvertement néo-nazis. Sur son blog Les Crises, Olivier Berruyer s'est intéressé à cette mouvance en Ukraine. En 2014, il relevait par exemple que l'ancien ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius avait déclaré ceci sur les ondes de France Inter:«Le parti Svoboda est un parti plus à droite que les autres, [mais il n'est pas] d'extrême droite.»

Pour l'historien Antoine Arjakovsky, lui aussi appelé à la barre en tant que témoin, le site d'Olivier Berruyer ne serait que de la pure «désinformation».

​Un dernier témoin vient clore les débats. Il est plus de 21h00 et les deux parties s'apprêtent à vivre une très courte nuit. Le très grand nombre de pièces et éléments rajoutés tardivement à la procédure par les deux camps leur assurent de ne pas beaucoup voir leur lit cette nuit.

«De cauchemar en cauchemar»

Le deuxième jour d'audience est dans la même veine que le premier. Agents de police et soutiens des deux camps sont toujours là; les visages sont à peu près les mêmes que la veille. Malgré le rappel du président du tribunal qui souligne que sa cour n'est «pas saisie pour statuer ni sur l'Ukraine ni sur la Russie, mais pour des faits de diffamation», les débats seront encore très politiques et parfois… théâtraux.

À la barre, Cécile Vaissié reproche à Olivier Berruyer d'avoir affirmé que l'Ukraine comptait 18% de Russes. Selon la chercheuse, il y a volonté de tromper car ces gens sont de nationalité ukrainienne. Le blogueur s'est basé sur les chiffres du recensement officiel de 2001. Un document qui fait le distinguo entre Ukrainiens et Russes, comme le rappelle Maître Assous. «Problème linguistique» argue Cécile Vaissié pendant que ses conseils donnent de la voix, réclamant de connaître le numéro de la pièce: «Ce sont les droits de la défense! C'est quelle pièce?» «Elle est dans le dossier!», répond Maître Assous devant les regards à la fois amusés et interloqués des spectateurs. 

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Cécile Vaissié tente de prouver sa bonne foi et argue que par «réseau», elle entend par exemple le fait de «faire partie d'une chaîne de diffusion d'éléments de langage pro-Kremlin», dont beaucoup proviendraient de RT et Sputnik.

Jusque tard dans la soirée, les plaignants se succèdent à la barre pour essayer de lui donner tort. Djordje Kuzmanovic rappelle son passé militaire: «Vous imaginez le niveau de vérification qu'il faut pour que l'armée vous autorise à rencontrer des officiels russes ou des officiers de renseignement en Afghanistan?» «Je suis un patriote. On me le reproche assez souvent, mes prises de positions sont les miennes et ne sont pas dictées par le Kremlin. Je critique l'Union européenne et l'Otan, c'est mon droit et ce n'est pas pour ça que l'on fait partie des réseaux du Kremlin», assène-t-il.

Sa femme, Véra Nikolski, se défend de toute proximité avec les idées du théoricien politique Alexandre Dougine sur qui elle a écrit une thèse, proximité évoquée par Cécile Vaissié dans son livre. D'après elle, «figurer dans un livre qui s'appelle "Les réseaux du Kremlin en France " sous-entend que j'en fais partie, cela pose un problème de déontologie parlementaire. Ça peut potentiellement poser un risque grave pour ma carrière.» 

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Les personnes présentes sur place commencent à comprendre que la soirée va jouer les prolongations. La salle se vide d'heure en heure et seuls les irréductibles sont encore présents. Le tribunal demande alors aux plaignants d'être concis.

«Madame Vaissié dit que quand on poste des articles de RT ou de Sputnik ce sont des mensonges. Mais ce n'est pas parce que Sputnik dit que la terre est ronde qu'elle est plate», lance à la cour le professeur et blogueur Pierre Lamblé.

L'écrivaine franco-suisse Hélène Richard-Favre se défend également de faire partie d'un quelconque réseau et refuse de répondre à une question de la défense concernant un mercenaire qui aurait officié dans le Donbass et avec qui elle serait en contact sur les réseaux sociaux.

​Lorsque son tour arrive, Olivier Berruyer commence son discours par une référence au film «Inception» de Christopher Nolan. Au lieu d'aller de «rêve en rêve», il dit aller de «cauchemar en cauchemar». Il souligne n'avoir «aucun lien avec la Russie» et cite l'ouvrage «La fabrication du consentement: De la propagande médiatique en démocratie» co-écrit par son «maître à penser» Noam Chomsky. Celui qui exerce le métier d'actuaire assure que si la Russie a recours «à une propagande assez simpliste», elle est «plus complexe en Occident donc plus intéressante à analyser». Ce qu'il dit s'employer à faire avec Les Crises. D'après lui, le travail de Cécile Vaissié a été réalisé dans une «logique maccarthyste» et sans la longueur et le coût des poursuites, «il y aurait 40 plaintes contre ce livre».

Les (longues) plaidoiries des avocats viendront clore les débats. «Soit vous êtes avec la doxa soit vous êtes des pestiférés», affirme Maître Assous. Avant d'ajouter:

«Une grande partie de l'intelligentsia américaine ne voulait pas l'élection de Trump, c'est la faute de la Russie. Une grande partie de l'intelligentsia européenne ne voulait pas le Brexit, c'est la faute de la Russie. La crise des Gilets jaunes perdure, c'est la faute de la Russie.»

Son homologue à la défense Patrick Klugman remercie quant à lui RT France et Sputnik de leur présence avant de s'attaquer sévèrement à une Russie «qui interpelle la France dans son fonctionnement démocratique». «On n'enquête pas sur le Kremlin en France car ça dérange», assure-t-il.

​Le délibéré est fixé au 31 mai. À la sortie de la salle, Maître Klugman se réjouit à notre micro «de la qualité des débats». «On ne trouve rien d'autre dans cet ouvrage que de la liberté d'expression» ajoute-t-il. Du côté de Djordje Kuzmanovic, c'est plutôt la surprise qui prédomine. Il garde cependant espoir:

«Je suis un peu étonné par la demande de relaxe. Mais je ne suis pas au fait des procédures judiciaire ni de comment cela fonctionne. Mais je sais la rigueur de notre argumentation et l'atteinte qui est faite, en particulier à mon épouse, Vera Nikolski. Donc on va attendre le jugement, mais il me semble que les juges ne vont pas systématiquement dans le sens du procureur. J'ai bon espoir, nos arguments sont bons.»

 

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