À vos Constitutions! Prêts? Partez! La frénésie de droit constitutionnel des Algériens

© REUTERS / Zohra BensemraProtestas en Argelia
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En Algérie, l'effervescence «révolutionnaire» est loin de se limiter à une vague inédite de manifestations. Alors que l'armée s'est prononcée pour une destitution «médicale» du Président, des juristes essaiment en Algérie en dispensant des cours gratuits en droit constitutionnel. Et pour cause, «nous sommes tous les Constituants de demain».

Quand le Chef d'État-major de l'armée algérienne, Ahmed Gaïd-Salah, s'est prononcé, le 25 mars, en faveur d'une déclaration d'inaptitude du président Abdelaziz Bouteflika, les médias algériens, ont sans sourciller titré sur «l'article 102».

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Pas besoin de plus d'explications ni de référence au contenu précis de cette disposition de la Loi fondamentale algérienne. Et pour cause, les Algériens connaissent leur Constitution sur le bout des doigts. Ceux qui battent le pavé, par millions, depuis le 22 février dernier, n'entendent sûrement pas se limiter à jouer les videurs de la boîte «système». Ils veulent, surtout, poser les jalons de «la deuxième République.»

De ce fait, le mot d'ordre de la manifestation du 29 mars, était le «non à l'article 102» de la Constitution, auquel on préférait l'article 7 du même texte, qui fait de la souveraineté l'apanage du peuple algérien.

«Quand j'ai pris part aux manifestations, il y avait, autour de moi toutes sortes de jeunes gens. On a été tous ébahis par leur degré de motivation et de maturité. Ils ne répondaient absolument pas au profil qu'on pouvait se faire, à tort, d'une jeunesse maghrébine en déperdition.
Quand on discutait avec eux, ils étaient toujours en quête d'une meilleure compréhension de la situation, ils voulaient sans cesse creuser des problématiques d'actualité, en rapport avec ce qui est en train de se jouer en Algérie, sur la répartition du pouvoir, sur le concept de constitution, sur son utilité, etc.»

Brahim Senouci est un universitaire algérien résidant en France. Il y a quelques semaines, il a décidé de rentrer dans sa ville natale de Mascara, dans la région d'Oranie (Nord-Ouest), pour être «au cœur de l'Histoire». Après s'être imprégné de l'effervescence révolutionnaire qui secoue l'Algérie depuis plus d'un mois, il sollicite sa communauté d'amis sur Facebook avec une requête particulière. À ce moment, c'était comme une bouteille à la mer et il éprouvait encore quelques doutes encore sur la faisabilité du projet: «Ce serait peut-être bien de demander à nos magistrats, nos constitutionnalistes, de donner des conférences devant des jeunes avides de savoir pour s'impliquer dans le futur proche.»

«J'ai appris par la suite qu'il y avait des initiatives de ce genre à Alger (à plus de 350 km à l'Est de Mascara), avec des spécialistes de droit constitutionnel algérien, qui commençaient à dispenser des cours ouverts au public et même avec des grilles d'emplois du temps, notamment à l'École polytechnique d'architecture et d'urbanisme d'Alger (EPAU)», témoigne Brahim Senouci à Sputnik.

«J'ai voulu apporter ma pierre à l'édifice!» explique simplement Massenssen Cherbi, 31 ans, qui s'est récemment lancé dans cette aventure. Doctorant en droit constitutionnel algérien, Massenssen est l'auteur d'un ouvrage sur la politique et l'histoire de l'Algérie. Il travaille, également, une partie de l'année comme Attaché temporaire d'enseignement et de recherche (ATER) en droit public à Sciences Po Toulouse. Il explique à Sputnik comment il s'est trouvé à dispenser, gratuitement, des cours dans sa spécialité, à ceux qui, parmi ses compatriotes, en éprouvaient le besoin.

«Ce qui s'est passé en Algérie, m'a réjoui en tant que citoyen, mais aussi en tant que constitutionnaliste. Depuis le 22 février, on ne cesse de me poser des questions sur ce que prévoit la Constitution, sur les marges de manœuvre juridiques possibles, pour les uns et les autres.
Ce sont des questions d'autant plus intéressantes qu'elles me poussent à progresser moi-même dans mes recherches. À un moment, j'ai proposé d'apporter ma petite pierre à l'édifice, comme tout le monde, en dispensant au grand public des séances de droit constitutionnel! Et donc, j'ai demandé autour de moi où pouvais-je donner ces cours.»

Son projet voit finalement le jour à «La Baignoire», un «espace de partage» basé sur la gratuité, destiné à l'accueil d'expos ou à l'organisation d'ateliers, dans le square Port-Saïd. Récemment restauré, ce jardin algérois de 0,5 ha est situé entre la Casbah, le plus vieux quartier populaire d'Alger, et le centre-ville européen. À l'intérieur de cet immeuble haussmannien, donnant sur la baie d'Alger, une grande salle est mise à sa disposition.

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Le programme compte une dizaine de séances, que Massenssen dispense méthodiquement avec pour objectif de familiariser l'assistance avec «la base du droit constitutionnel»: des régimes politiques et types de constitutions aux souverainetés nationales et populaires, séparation des pouvoirs et démocratie directe, en passant, bien entendu, par l'histoire constitutionnelle de l'Algérie et le droit constitutionnel algérien.

À ce titre, le jeune chercheur relève un curieux paradoxe. Celui d'un constitutionnalisme marginalisé depuis l'indépendance, alors même qu'il s'était inscrit au cœur des revendications du nationalisme algérien, à travers la réunion d'une assemblée constituante.

«Il y a, aujourd'hui, une véritable soif chez les Algériens pour comprendre les problématiques constitutionnelles qui se posent au pays, d'autant plus que cette discipline juridique a été marginalisée au même titre que les sciences humaines, d'ailleurs. Une marginalisation officialisée, au niveau de la Charte nationale de 1976, qui était un texte programmatique, supraconstitutionnel, prévoyant clairement de favoriser les sciences dures par rapport aux autres disciplines.
Pourtant, si l'on revient à l'histoire du mouvement national algérien, on retrouve l'idée d'assemblée constituante revendiquée en même temps que l'indépendance de l'Algérie, par l'Étoile nord-africaine (ENA) au congrès anti-impérialiste de Bruxelles de 1927. Malheureusement, cet élan a été brisé après l'indépendance, et même bien avant la Charte susmentionnée. Dès 1963, Ahmed ben Bella, avait imposé, au sein du cinéma "Majestic", son projet de constitution, en faisant fi des travaux de l'Assemblée nationale constituante, alors présidée par Ferhat Abbas, provoquant ainsi la démission de ce dernier», analyse Massenssen Cherbi.

C'est sur sa page Facebook que Massenssen annonce au préalable le programme de chaque séance. Celles-ci se déroulent deux fois par semaine, le mercredi en fin de journée, après les horaires de travail, pour permettre une plus grande affluence, ainsi que le samedi après-midi. Néanmoins, des enregistrements sont parfois disponibles en cas d'empêchement.

«Nous sommes en train de créer une plateforme numérique d'éducation civique où ses cours seront bientôt en ligne, ainsi que des interventions d'autres spécialistes. Il y aura des interviews concernant les questions en rapport avec le mouvement populaire, des petites capsules explicatives, sur des questions basiques (comme par exemple, qu'est-ce qu'un parlement?) et des vidéos de cours, dont les premiers seront de M. Cherbi», a déclaré à Sputnik un des coorganisateurs du projet, qui souhaite garder l'anonymat.

Devant Massenssen, c'est généralement une assistance hétéroclite de quelques dizaines de personnes, majoritairement formée de jeunes. À l'écoute attentive, succèdent des questions ciblées, demandant des précisions sur un point aussi peu familier que «la clause tchécoslovaque» ou extrapolant pour toucher aux derniers rebondissements de l'actualité constitutionnelle algérienne.

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Sihem Kouras, la quarantaine, fait partie de l'auditoire. Elle enseigne les sciences du langage au département de français de l'université de Jijel, une ville située à quelque 300 kilomètres à l'est d'Alger. Depuis quelques années, elle a vu défiler quelques conférences sur des thématiques politiques ou constitutionnelles. Jamais, pourtant, elle n'a éprouvé le besoin d'y assister, explique-t-elle à Sputnik. «Mais aujourd'hui, c'est un contexte particulier, révolutionnaire, qui a créé chez moi l'envie, et le besoin, d'en apprendre davantage sur la Constitution, en tant que citoyenne».

L'universitaire algérienne adhérait d'autant plus à la démarche de Massenssen Cherbi, qu'elle avait proposé que son propre établissement accueille, désormais, des cycles de formation continue, destinés à tous les Algériens. Ce projet d' «université populaire» a germé, avec d'autres initiatives « révolutionnaires », dans un contexte d'effervescence qui n'a pas épargné l'université de la petite commune de Jijel. Sit-in, réunions, brainstorming, communiqués, ou encore, des marches auxquelles prenaient part tout le personnel de l'université, avec les étudiants…Les cours venaient alors d'être suspendus, suite à la décision du ministre de l'Enseignement supérieur, Tahar Hadjar, d'avancer —et de rallonger- d'une dizaine de jours les vacances de printemps. C'était au moment où le gouvernement algérien manœuvrait encore pour endiguer le mouvement de contestation. «Malheureusement, mon projet n'a pas été retenu», regrette, aujourd'hui, Sihem.

«Et puis, un jour, je passais par Alger et cela coïncidait avec la première conférence que donnait Massenssen. C'était une introduction au droit constitutionnel. Il a pris le temps de nous expliquer ce qu'était une constitution. On a également parlé de la Constitution algérienne, de son fonctionnement, de ses procédures de révision, des prérogatives du Président, etc. Il y avait même des comparaisons très intéressantes entre les constitutions algérienne et française dans leurs évolutions respectives. C'était des choses très intéressantes que j'apprenais, alors que j'étais complètement étrangère à la discipline.»

Pour Massenssen, au-delà de la simple exposition des problématiques pour permettre une meilleure compréhension de la situation actuelle, l'utilité de sa démarche, ainsi que son véritable enjeu, sont surtout en lien avec «la prochaine étape.»

«L'utilité dépasse l'enjeu centré autour du départ du Président de la République. Il faut savoir que même en cas de départ de celui-ci, le prochain Président qui sera élu —même démocratiquement- sera un dictateur. Et pour cause, l'actuel texte fondamental algérien qui énonce, certes, un certain nombre de grands principes, comme la souveraineté nationale qui appartient exclusivement au peuple (article7), n'en renferme pas moins des pièges, faisant du Président le détenteur réel de l'essentiel des pouvoirs. Une bonne compréhension de tous ces enjeux est donc essentielle pour donner naissance à une nouvelle constitution démocratique. Et pour cause, nous sommes tous les Constituants de l'Algérie de demain!»

Au-delà des deux séances hebdomadaires qu'il organise, Massenssen Cherbi effectue des déplacements dans d'autres régions du pays, récemment en Kabylie et à Oran, pour donner ponctuellement des conférences autour d'une thématique constitutionnelle, en rapport avec l'actualité politique de l'Algérie. Il dit également recevoir des messages de collègues souhaitant prendre part à cette initiative. Un «phénomène d'émulation», Massenssen rappelant que de nombreuses initiatives similaires ont pu voir le jour à Alger et dans d'autres villes du pays, sans concertation préalable. De son côté, Brahim Senouci, scrute avec satisfaction cette fièvre constitutionnelle qui s'est emparée du pays, nonobstant la résistance de ceux qui gardent la tête «froide».

«À Mascara, par exemple, on n'arrive pas encore à avoir de salle pour dispenser ces cours, alors qu'il y a une forte demande. Le recteur de l'université, que l'on a contacté à ce sujet ne veut plus répondre au téléphone. Le verrou de la peur a sauté chez les jeunes, pas encore chez les vieux.»

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