L’Italie rejoint les «nouvelles routes de la soie» de Pékin, «un camouflet pour les USA»

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Mise sous pression par la Commission européenne à cause de sa croissance morose, l’Italie a récemment signé un accord avec Pékin dans le cadre des «nouvelles routes de la soie». Un geste pris avec beaucoup de scepticisme de la part de Bruxelles. Le journaliste et essayiste Benjamin Masse-Stamberger décrypte la situation pour Sputnik.

Le pays de Dante vient à nouveau de faire un pied de nez à Bruxelles. Malgré les réticences de l'Union européenne, de Washington et de plusieurs pays européens tels que la France et l'Allemagne, l'Italie a signé le 23 mars un protocole d'accord qui scelle son entrée dans les «nouvelles routes de la soie» (NRS), vaste projet d'infrastructures terrestres et maritimes lancé par Pékin en 2013.

​Si l'accord est «non contraignant» et moins important que prévu, il représente une première pour un pays membre du G7. Et les réactions ne se sont pas fait attendre. Emmanuel Macron s'est dit sceptique. La chancelière allemande Angela Merkel avait, elle, appelé à une action européenne «uniforme» face à la Chine.

Les ports italiens au centre des débats

Concrètement, le chef du gouvernement italien Giuseppe Conte et le président chinois Xi Jinping ont signé 29 contrats ou protocoles d'accord. D'après Rome, le montant se chiffre à «2,5 milliards d'euros et un potentiel total de 20 milliards». Selon un article publié sur le site Upply par la docteure en sciences politiques, Ganyi Zhang, les objectifs diffèrent pour les deux parties:

«La motivation de l'Italie est claire: le pays souhaite avoir un meilleur accès au marché chinois, et stimuler son économie, qui peine ces dernières années. Selon un discours donné par Giovanni Tria, Ministre de l'Économie et des Finances, l'Italie participe à la NRS en s'impliquant sur trois piliers: participer à des projets d'infrastructures, augmenter la capacité des ports italiens et exporter des produits italiens vers les marchés émergeants le long de la NRS. Pour les investisseurs chinois, l'intérêt majeur de cette collaboration est sans doute le deuxième pilier: les ports italiens. Ils donnent à la Chine un accès exceptionnel au continent européen et à la zone Méditerranée. Selon le communiqué de presse commun, la Chine espère relier la NRS au réseau transeuropéen de transport (RTE-T) pour accéder à un réseau de transport important. À l'heure actuelle, les trois ports italiens les plus importants en termes d'échanges avec la Chine sont La Spezia (1er), Trieste (2e) et Gênes (3e), tous trois proches de la zone industrielle du nord de l'Italie.»

C'est l'accès de la Chine à ces ports qui inquiètent notamment les détracteurs de l'accord. L'Italie jouera-t-elle le cheval de Troie pour la Chine? «Il y a effectivement des raisons de s'inquiéter. Projet de conception chinoise, les "nouvelles routes de la soie" visent à intégrer encore davantage la Chine dans le jeu mondial en bâtissant des infrastructures ferroviaires et routières à travers le continent eurasiatique mais aussi des liaisons maritimes impliquant l'Afrique, via la Méditerranée et l'Océan Indien», écrit le journaliste Daniel Vigneron sur le site My Europ.

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Prenons l'exemple de la société du port du Pirée (OLP) à Athènes. 67% de ses parts ont été achetées en 2016 par le groupe chinois Cosco pour un montant de 368,5 millions d'euros. «Les flux vers la Chine représentent moins de 30% des échanges bilatéraux, ce qui signifie que 70% des échanges se font de la Chine vers le Pirée», souligne Ganyi Zhang. D'après Franceinfo, 80% des échanges commerciaux entre la Chine et l'Europe se font désormais via le Port du Pirée.

Une Italie poussée dans les bras de la Chine?

Critiquée pendant des années pour un supposé laxisme, voire une crédulité face à la Chine, l'Union européenne semble prendre la mesure de la situation. Dans un récent document de travail, Bruxelles qualifiait Pékin de «concurrent économique» et de «rival systémique». Le 23 mars, le président chinois Xi Jinping achevait sa visite en France par une réunion à laquelle participaient, en plus du Président Macron, Angela Merkel et le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Le but de la rencontre était de «poser les bases d'un partenariat euro-chinois fort», d'après l'entourage d'Emmanuel Macron dont les propos ont été rapportés par Le Monde. Ce même entourage ajoute qu'il s'agit d'avoir «une approche coordonnée et non plus divisée, éviter l'esprit de compétition qu'[on] a pu avoir. Si [on] veut exister, il faut parler d'une même voix».

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La décision italienne semble accréditer l'hypothèse d'une UE plus que jamais divisée à moins de deux mois des élections européennes. Le journaliste et essayiste Benjamin Masse-Stamberger note des différences de visions:

«Nous voyons bien que géopolitiquement, l'Europe pèse beaucoup moins que les États-Unis ou la Chine. Elle est poussée à se rapprocher de l'un des deux camps. Les Français et les Allemands ont plutôt tendance à faire le choix des États-Unis. Dans le même temps, il y a énormément de divisions au sein de l'Union européenne. La réalité c'est que chaque pays fait plutôt ce qui l'arrange au niveau national — on le voit avec l'Italie — au lieu de mettre en place une politique d'alliance et de progrès vers plus de fédéralisme. Les propositions d'Emmanuel Macron en ce sens, comme avoir davantage de redistribution par rapport aux excédents commerciaux allemands, sont dans l'impasse.»

Mais ne serait-ce pas Bruxelles qui aurait poussé tout droit l'Italie dans les bras de la Chine? Benjamin Masse-Stamberger trouve la question légitime:

«Les Italiens avaient deux stratégies possibles. La première était celle de la conciliation avec la Commission dans le cas où cette dernière avait accepté des compromis. Leur programme de relance aurait pu être mis en place tel que Rome le voulait. Mais l'intransigeance de Bruxelles a poussé l'Italie à chercher des alternatives au cas où le conflit avec l'UE s'aggraverait et où l'économie italienne se trouverait très en difficulté; peut-être une sortie de l'euro ou au moins la recherche de sources de financement alternatives aux marchés.»

Fin 2018, l'Italie a été obligée de retoquer à plusieurs reprises un budget, pourtant en dessous de la cible des 3% de déficit, qui incluait plusieurs mesures de relance et en faveur du pouvoir d'achat. Rome avait fini par lâcher du lest et l'Italie et la Commission s'était finalement entendu en décembre dernier.

​Sauf que l'accord prévoyait une croissance de 1% en 2019. La péninsule en est loin. D'après les calculs de l'OCDE, le PIB italien reculera de 0,2% cette année et le déficit public grimpera à 2,5%, bien au-dessus des 2,04% promis par Rome.

«On voit la différence de traitement. Si vous êtes un pouvoir politique europhile comme la France, l'Europe est clémente et vous laisse déborder concernant vos objectifs de déficit comme cela a été le cas après les plus de 10 milliards d'euros mis sur la table par Emmanuel Macron pour calmer la crise des Gilets jaunes. Avec l'Italie, la Commission est allé au conflit», souligne Benjamin Masse-Stamberger.

La dette publique italienne, la deuxième en pourcentage du PIB au sein de la zone euro, devrait même grimper à 134% du PIB en 2019 puis 135% en 2020. «Je suis un peu inquiet de voir que l'économie italienne ne cesse de régresser. Je voudrais que les autorités italiennes fassent des efforts supplémentaires pour maintenir en vie la croissance économique», a déclaré Jean-Claude Juncker le 2 avril.

«Les difficultés structurelles de l'économie italienne existent. Mais à cela s'est ajouté un effet autoréalisateur de l'action de la Commission. Le gouvernement dit "populiste" qui a été élu par les Italiens avait un programme économique de relance keynésienne assez classique avec un peu de baisse d'impôts, un peu de relance avec un revenu universel. Mais ce n'était en rien un programme délirant compte-tenu du déficit budgétaire qu'il impliquait. Malgré cela, la Commission a matraqué, au moins symboliquement, l'Italie en lui mettant la pression et en lançant tout un tas de déclarations comme quoi les Italiens ne respectaient pas les critères européens, ce qui est très contestable. Les agents économiques, investisseurs étrangers et internes, ont commencé à s'inquiéter d'une possible spirale négative en Italie», analyse Benjamin Masse-Stamberger.

En entrant sur la route de la soie, l'Italie espère redonner un coup de fouet à son économie. Mais la péninsule n'est pas partie tête baissée dans cette collaboration avec la Chine. Il semble que Rome ait tout de même pris en compte les inquiétudes de ses alliés occidentaux comme le note nos confrères des Echos: «Pour les rassurer, les accords initialement prévus ont été fortement réduits et une vingtaine d'autres en discussion ont été suspendus.» D'après le ministre du Développement économique italien, Luigi Di Maio, les discussions se poursuivront et d'autres accords pourraient être signés lors de la visite de Giuseppe Conte en Chine courant avril.

«Pour les Italiens, la signature de cet accord leur permet de dire à Bruxelles qu'ils sont dans une forme d'autonomie à la fois économique, financière et géostratégique. Cela compte dans le rapport de force avec l'UE. C'est un signal que l'Italie peut se tourner vers un autre partenaire si Bruxelles met trop la pression», explique Benjamin Masse-Stamberger.

Cette nouvelle percée chinoise sur le Vieux continent via l'Italie risque d'alimenter le discours qui veut que «la Chine rachète l'Europe». Mais qu'en est-il réellement? Difficile d'avoir des données précises. L'OCDE chiffre à 200 milliards de dollars les investissements directs européens en Chine en 2017 quand, dans le même temps, la Chine injecterait 60 milliards de dollars dans l'Union européenne. Des statistiques à prendre avec prudence comme le rappelle Daniel Vigneron:

«De fait, le conditionnel s'impose car, en matière d'investissements directs, les chiffres varient énormément selon les sources. Principale raison: Hong Kong, qui fait partie intégrante de la République populaire, est un centre financier offshore mondial où s'effectuent des millions de transactions financières à destination de toute la planète, ce qui brouille les statistiques de balance des paiements.»

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Il cite une étude de l'institut américain Rhodium Group qui assure que les flux d'investissements en provenance de Chine ont diminué ces dernières années. En cause? Le contrôle exercé par Pékin sur les sorties de capitaux. Les montants seraient passés de 37 milliards d'euros en 2016 à 17 milliards en 2018. Un chiffre qui représente «moins du dixième, voire du vingtième des investissements américains en Europe».
C'est justement la position de l'Italie vis-à-vis de son partenaire américain qui étonne le plus Benjamin Masse-Stamberger:

«Ce qui est le plus étonnant dans cette affaire est que la décision italienne représente un camouflet pour les États-Unis. Les Américains sont évidemment dans un conflit commercial dur avec les Chinois et il y a injonction vis-à-vis de leurs partenaires occidentaux de ne pas s'allier avec Pékin. C'est d'autant plus surprenant que l'on aurait pu penser qu'une alliance des populistes se formerait sous l'égide de Donald Trump. Au final, Di Maio et Salvini se tournent plutôt vers la Chine. C'est intéressant. Les Italiens ne s'interdisent aucune marge de manœuvre par rapport à leurs difficultés économiques.»

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