Choix politiques, lourdeurs administratives, les boulets des espions français

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Comment les services de renseignement français travaillent-ils? Comment ont-ils vécu de l’intérieur le 13 novembre et l’affaire Mohamed Merah? Entretien avec Alex Jordanov, auteur d’un rare recueil de témoignages, Les guerres de l’ombre de la DGSI, une plongée au cœur des services secrets français, aux Éditions du Nouveau Monde.

Comment la DGSI a-t-elle pu laisser publier un tel ouvrage, où des opérations entières sont décrites? Filatures, «tamponnages», arrestations de terroristes, mais aussi de terribles fiascos et dysfonctionnements du renseignement français… Le livre d'Alex Jordanov ne laissera personne indifférent, son titre est accrocheur, Les guerres de l'ombre de la DGSI, une plongée au cœur des services secrets français (Éd. Nouveau Monde).

Retrouvez cet entretien exceptionnel avec Alex Jordanov

Près d'une dizaine d'agents et d'officiers de la DGSI se sont confiés à l'auteur, évidemment, sous couvert d'anonymat: noms, dates, unités ont été modifiés. Car dans le monde de l'ombre, on ne transige pas avec le devoir de réserve. Une grande partie du livre a été censurée par les témoins eux-mêmes et «Le Squale», Bernard Squarcini, de peur de compromettre des opérations en cours. Au fur et à mesure, ils ont accepté de se livrer à Alex Jordanov, car celui-ci n'est pas un inconnu dans le milieu. Il est déjà l'auteur en 2015 d'un précédent ouvrage consacré à la traque de Mohamed Merah. Comment la rencontre s'est-elle déroulée?

«Cela s'est passé presque par hasard, je les ai rencontrés dans un cabinet d'avocats, chacun était là pour ses histoires personnelles. Par contre, ils avaient lu le premier livre sur Merah et ils se sont mis à faire beaucoup de commentaires, à rajouter ou à corriger certains passages et à y mettre leur propre grain de sel.
Ils n'ont pas tout de suite décliné leur identité, mais si vous les écoutez parler et savez lire entre les lignes, j'ai très vite compris à qui j'avais affaire. Puis nous avons continué à parler dans les semaines qui ont suivi. C'est un rêve de gosse, quand vous regardez des James Bond, pour la première fois, vous les avez en vrai, devant vous. Petit à petit, j'ai réussi à les convaincre de faire un carnet de bord de ce qu'est leur vie, c'est surtout une approche personnelle.»

Des témoignages qui révèlent surtout l'exaspération des agents de terrain envers l'évolution du renseignement. Ainsi tour à tour, le livre évoque la précarisation des agents, un fonctionnement des services à l'ancienne digne de la Guerre froide, une judiciarisation croissante malgré l'état d'urgence et une méthodologie beaucoup trop bureaucratique… Alex Jordanov cite ainsi un agent:

«Le résultat de cette philosophie de suivi, c'est des dizaines d'attentats et 235 morts en trois ans.»

Le cas de Larossi Aballa est évocateur: il écope en 2011 de trois ans de prison pour avoir appartenu à une filière djihadiste entre la France et le Pakistan. Libéré en septembre 2013, il sera l'auteur de l'assassinat sauvage d'un couple de policiers, trois ans plus tard, en juin 2016 à Magnanville.

«Larossi Abballa est très virulent. Il en veut à tout le monde, il envoie des textos enflammés, "il faut passer à l'action", "il faut faire le taf, mort aux mécréants", le discours habituel. Finalement, cette cellule est interpellée, en coordination avec le juge Trévidic. Il fait ses deux ans de préventive, il ressort et quelques mois plus tard, il assassine le couple de policiers devant leur enfant.
Malgré ceux qui l'ont surveillé, qui savent, qui ont dit, écrit, noté, que ce type est particulièrement dangereux et déterminé, on l'a laissé dans la nature. Donc, c'est le système judiciaire qui ne suit pas […] C'est un nom sur une liste, il n'est pas vraiment surveillé comme l'avaient recommandé ceux qui l'avaient interpellé deux ans et demi plus tôt. Et il est passé à l'acte.»

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Ce qui ressort de ce livre, c'est réellement les dysfonctionnements conséquents dans la coordination entre la justice et le renseignement ainsi que la prise de décision.

«Les officiers que j'ai côtoyés, leurs doléances, c'était surtout la lourdeur administrative, souvent ils n'ont pas les outils nécessaires pour agir plus vite ou en prévention, surtout.»

Le soir du 13 novembre, les agents racontent leur colère face aux huit militaires du dispositif Sentinelle, présents devant le Bataclan et qui ne sont pas intervenus et ont refusé de prêter leurs armes aux policiers munis d'armes de poing. Des soldats qui avaient reçu rapidement l'ordre de non-intervention directement du poste de crise.

«C'est eux qui commentent ce qu'il s'est passé au Bataclan. C'est un de leurs tauliers, un commissaire corse, le premier à rentrer, qui avait demandé de l'aide aux militaires qui étaient là: "passe-moi ton arme", "venez avec moi", "donne-moi la valise de secours". Les militaires ont refusé […] C'est comme ça que leur mode de fonctionnement a été fait. Il faut qu'ils reçoivent un ordre, ils ont eu un manque d'initiative. Ça les a enragés. Ils m'ont raconté ça un soir, ils sont rentrés dans une rage folle.»

Troisième cas, c'est l'affaire Merah, dont Alex Jordanov est le meilleur connaisseur. Il dénonce ainsi dans ce livre l'incroyable raté de la fameuse «piste d'extrême droite», que suivait à l'origine la justice:

«Quand le premier assassinat a lieu, à la Centrale, à Paris, on évoque tout de suite la piste d'extrême droite. Deuxième assassinat de militaire, tout en haut de la direction, on insiste sur les conseils de la préfecture Police de Paris visiblement, on insiste sur la piste d'extrême-droite, on a négligé la famille Merah […] et on martèle cette piste d'extrême-droite.
Pour moi et pour eux, c'est quand même incroyable que des gens tout en haut, de la Direction de la Sécurité Intérieure ne voient pas que quand on assassine des militaires, ce n'est pas vraiment l'idéologie de l'extrême-droite. Il y a beaucoup d'anciens militaires chez eux. Ce n'est pas vraiment une piste privilégiée. Quand on assassine des militaires qui ont été en Afghanistan ou au Mali, ce sont des gens qui représentent la coalition, des mécréants quand on a le raisonnement de Merah. Ils ont eu un vrai blocage et ils ont perdu beaucoup de temps […] Squarcini a été obligé de s'imposer dans les réunions entre le procureur, la SDAT.
Squarcini qui était à l'époque le directeur de la DCRI, aujourd'hui DGSI. Il a même insisté pour que la procureure aille dîner avec le directeur de la DGSI de Toulouse, qui lui a expliqué tout le dossier. Et juste après, Merah a été judiciarisé, c'est-à-dire qu'il était interpellable. Mais ils avaient perdu près de deux jours et demi. On aurait pu par exemple l'interpeller avant Ozar Hatorah, l'école juive.»

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Puis un incroyable chapitre sur les quartiers sensibles, entre Trappes et Marseille, où l'auteur ne prend pas de gants. Un des agents explique ainsi que «Marseille, c'est le boxon. C'est nos partenaires algériens, marocains et tunisiens qui font le boulot, on n'y met quasiment plus les pieds». Comment expliquer une telle absence de la part des services de sécurité français?

«Ils n'ont plus de relais dans les quartiers sensibles, c'est ce qu'ils sont en train de me dire. En plus de la lourdeur administrative, le traitement des sources. Ils ne peuvent plus faire comme avant, ils ne peuvent plus avoir un gardien d'immeuble, un mec d'une association, quelqu'un du quartier comme relais, parce qu'ils n'ont plus rien à leur offrir.
Si le mec appelle, tu peux me faire sauter un PV, ils ne peuvent plus le faire, ils sont obligés de passer par tout un engrenage administratif, et ça devient compliqué, donc aucun intérêt pour le gardien d'immeuble de les renseigner, donc ils sont de moins en moins présents. Ils me le disent franchement, les quartiers sensibles, c'est l'anarchie.»

Et les Russes dans tout ça? Les accusations contre les agissements russes en Occident sont multiples, de l'affaire Skripal aux élections américaine et française jusqu'au Brexit. Le journaliste Alex Jordanov, d'origine bulgare, leur consacre un chapitre entier, décrit ainsi avec des détails fous, la filature d'un «espion russe» dans le VIe arrondissement de Paris jusqu'à sa cible, un ingénieur français. Mais aussi l'expulsion par Emmanuel Macron d'un attaché commercial de l'ambassade russe, pris en flagrant délit de «tamponnage».

«Les Russes, contrairement aux islamistes, travaillent sur le long terme. Ils tamponnent plusieurs personnes, jamais l'élite d'une entreprise, mais ceux qui vont être promus comme ça ils ont le temps de les travailler. Ils travaillent les journalistes, les industries stratégiques. Visiblement, il avait tamponné quelqu'un du ministère des Affaires étrangères: l'objectif, c'était d'avoir des informations sur la politique étrangère de la France. La DGSI a monté une opération, un contrôle inopiné avec de faux policiers de la BAC. Ils leur ont fait croire à un deal de cocaïne dans le quartier des Champs-Élysées et sur eux on a retrouvé des enveloppes tamponnées "Secret-défense". Embarras. L'officier de renseignement russe a fait valoir son immunité diplomatique.»

Malgré tous les défaillances et inconvénients que subissent les services, Alex Jordanov est catégorique sur les qualités indéniables des Français, en comparaison avec ses homologues étrangers.

«Par rapport aux autres grands services, les services français sont très, très, bons dans ce qu'ils font. Ce sont des types brillants, des disques durs d'informations. Leur problème, c'est que dans toutes ces refontes et réaménagements législatifs et administratifs, il y a eu beaucoup de déperditions. Le terrorisme évolue sans arrêt et les outils dont ils disposent ne sont pas adaptés au travail qu'ils font ou parfois, il y a un temps de retard […] Le temps que ça devienne une loi, il y a un délai, c'est un handicap pour eux. Sinon sur le terrain, ils sont très forts.»

 

 

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