Secret défense et liberté d'informer, un bras de fer sur le Yémen

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Le 14 mai, trois journalistes seront entendus dans les locaux de la DGSI après avoir diffusé une note classée «confidentiel défense» prouvant l'emploi d'armement français au Yémen. Des révélations qui prennent le contre-pied de la version soutenue par l'exécutif. François Nénin, professeur de journalisme d'investigation, revient sur le dossier.

«On est assez étonnés, en tant que journalistes, d'être aujourd'hui pénalement responsables d'avoir fait notre métier», déclarait à RFI Geoffrey Livolsi, codirecteur de la publication du site d'investigation Disclose.

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Mardi 14 mai, les deux cofondateurs du jeune site d'information, ainsi que Benoît Collombat, de la cellule investigation de Radio France, seront entendus par la DGSI. La sécurité intérieure est chargée de mener l'enquête préliminaire ouverte le 13 décembre 2018 par le Parquet de Paris pour «compromission du secret de la défense nationale», suite à une plainte du ministère des Armées. Elle les auditionnera sous le statut de «suspects libres».

«On peut imaginer que ce n'est pas simplement pour boire le café» lâchait sur le plateau de France Inter, Mathias Destal, l'autre codirecteur de la publication de Disclose à propos de cette convocation. «La seule raison de nous convoquer aujourd'hui, c'est celle de connaître les sources qui nous ont permis de publier cette première enquête de Disclose», ajoute-t-il. Une enquête menée en partenariat avec Arte Info, la cellule investigation de Radio France, Konbini, Mediapart et The Intercept. Quel que soit le média, les deux journalistes insistent sur leur intention de «garder le silence» à propos de leurs sources. «Nous serons très fermes sur la protection des sources de nos journalistes,» déclarait à Reuters maître Virginie Marquet, l'avocate de Disclose, dont les deux codirecteurs n'ont pas répondu à nos sollicitations. 

«Généralement, l'arrière-pensée est d'identifier les sources», confirme à Sputnik François Nénin, professeur de journalisme d'investigation, soulignant le caractère secret de la note fuitée par les journalistes.

«Les journalistes ont le droit d'opposer à des juges le secret des sources et c'est un principe fondamental de notre métier. C'est-à-dire que si nous ne sommes plus en mesure, en tant que journalistes, de garantir à nos sources le fait que nous ne révélerons pas leur nom eh bien dans ce cas-là il n'y a plus cette relation de confiance qui est indispensable entre le journaliste et sa source. C'est une atteinte directe, tous les mécanismes du journalisme s'écroulent dans ce cas», met en garde François Nénin au micro de Sputnik.

Il n'exclut pas qu'une telle convocation ait également pour finalité de «calmer les ardeurs de journalistes d'investigation», évoquant une autre affaire qu'il garde en mémoire:

«Il y a eu des précédents, effectivement. Il y a une douzaine d'années, il y avait un journaliste, Guillaume Dasquié, qui enquêtait beaucoup sur la géopolitique, qui avait écrit des livres —c'était sur l'époque Ben Laden et les financements de l'Arabie saoudite du terrorisme. Il avait aussi fait l'objet d'une arrestation assez musclée de la part de la DST. Là encore, le but est de connaître les sources et puis aussi de calmer les ardeurs des journalistes d'investigation.»

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Il faut dire que dans leur enquête «Made in France», mise en avant sur le site du média «à but non lucratif» dans sa version anglaise, les documents qui, selon les journalistes, «prouvent que les armes françaises peuvent tuer des civils au Yémen» proviennent ni plus ni moins de la Direction du renseignement militaire (DRM). Plus gênant encore, cette note classée «confidentiel défense», premier des trois échelons du secret militaire français, vient contredire la version officielle de l'exécutif, qui a toujours démenti toute implication directe d'armes françaises dans le conflit.

«À ma connaissance, les armes qui ont été vendues récemment ne sont pas utilisées contre les populations civiles» déclarait encore le 30 octobre 2018 Florence Parly, au micro de Jean-Jacques Bourdin sur BFMTV. Dans cette interview largement mise en avant, la ministre des Armées tient à «partager» l'«indignation» face au terrible bilan humanitaire de la guerre au Yémen, où selon l'Onu près de 16 millions de personnes n'auraient pas accès à l'eau potable.

Plus récemment, c'est Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, qui affirmait le 13 février 2019 devant l'Assemblée nationale que «nous ne fournissons rien à l'armée de l'air saoudienne. Il vaut mieux que les choses soient dites de manière définitive pour éviter qu'il y ait de la répétition sur le sujet», rappelait ainsi FranceInfo lors de la parution de l'enquête.

Or, selon les journalistes, qui insistent sur le «mensonge d'État», la fameuse note de la DRM datée du 25 septembre 2018 aurait été présentée au chef de l'État ainsi qu'à la ministre des Armées et qu'à son homologue de l'Europe et des Affaires étrangères le 3 octobre 2018, lors du conseil de défense restreint consacré à la guerre au Yémen. «C'est là où c'est ravageur pour eux, ce document, c'est que ce document c'est le leur», estimait ainsi Geoffrey Livolsi, soulignant que des notions telles qu'être en «position défensive» sont ineptes pour du matériel de guerre dans le contexte d'un conflit.

D'ailleurs, si le rapport documente la présence «côté saoudien à la frontière saoudo-yéménite (en défensive)» des batteries d'artilleries de fabrication française (canons tractés 155 FH 70, M-198 et canons automoteurs Caesar PLZ-45 et M109), la DRM souligne qu'en plus d'effectuer des tirs de barrage contre les assauts et les tentatives d'infiltrations rebelles, ces pièces d'artillerie «appuient également les troupes loyalistes épaulées par les forces armées saoudiennes, dans leur progression en territoire yéménite.»

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La Direction du renseignement militaire estime à 436.370 personnes, la «population potentiellement concernée par de possibles frappes d'artillerie» présente dans les 5.471 km² du territoire yéménite (1,21% du pays) couvert par les batteries saoudiennes. En recoupant ces informations avec celles de l'ONG américaine Acled, Disclose souligne que 35 civils sont morts au cours de «bombardements localisés dans le champ d'action de ces canons» entre mars 2016 et décembre 2018.

Tout aussi gênant pour la France qui alimente Saoudiens et Émiratis dans ce conflit, la note du renseignement relève également la présence côté yéménite, de chars Leclerc émiratis ou encore l'utilisation par les forces aériennes saoudiennes des nacelles de désignation laser Damoclès lors de ses frappes. Plus formelle, la note confirme notamment l'utilisation en territoire yéménite d'hélicoptères de transport d'assaut Cougar, de Mirages 2000-9 et d'avions ravitailleurs A330 MRTT, ainsi que la participation de frégates de fabrication française (classe al-Madinah et Makkah) au blocus naval et même à l'appui des opérations terrestres menées sur le littoral yéménite, dans le cas de la corvette lance-missiles classe Baynunah.

Une contribution française à un conflit où «un enfant meurt toutes les 11 minutes», selon un rapport l'Onu publié le 23 avril, qui ne se limiterait pas qu'à la logistique. Comme le soulignait La Lettre de l'océan indien- un média confidentiel et normalement bien informé- en mars 2016 la Marine nationale aurait pris le relais de la flotte du royaume lorsque celle-ci fut dans l'incapacité d'assurer la continuité du blocus maritime.

«Le problème, c'est qu'il n'y a aucun exercice du contrôle des ventes d'armes en France de la part du gouvernement. Cela reste un secteur d'activité totalement opaque. Donc, on peut considérer qu'il est normal que des journalistes s'y intéressent, puisque le but est quand même d'utilité publique», développe François Nénin.

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Une utilité publique également mise en avant dans un communiqué des rédactions impliquées dans l'enquête. Elles soulignent en effet l'«intérêt public majeur» présenté par ces documents confidentiels publiés, «celui de porter à la connaissance des citoyens et de leurs représentants ce que le gouvernement a voulu dissimuler».
De leur côté, les syndicats de la presse et de nombreuses rédactions françaises ont dénoncé une «atteinte à la liberté de la presse» après que les journalistes aient révélé cette convocation de la DGSI.

De leur côté, les journalistes de Disclose, conscient que la loi française —via la loi Sapin II sur la protection des lanceurs d'alerte- «exclut du régime de l'alerte» les «faits, informations ou documents couverts par le secret de la défense nationale,» soulignent avoir accédé à la demande d'anonymat de leurs sources. Au micro de France Inter, ils insistent sur le fait que la publication de cette note ne met pas en danger des opérations des militaires français, ni des agents sur le terrain, mais que ce serait «en fait le service après-vente du suivi des armes françaises».

«Ce sont des sujets évidemment stratégiques, qui provoquent souvent des réactions épidermiques de la part du pouvoir, mais comme le disait l'un des pères fondateurs du journalisme d'investigation, notre but est de porter la plume dans la plaie. Lorsqu'il y a un problème, un dysfonctionnement de l'État, c'est aussi aux journalistes de le révéler.»

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