Macron face au désarroi des agriculteurs

© Sputnik . Irina Kalachnikova / Accéder à la base multimédiaEmmanuel Macron
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Un agriculteur se suicide tous les deux jours en France. Entre impact de l’Union européenne, les prix d’achat trop faibles et des conditions de travail éprouvantes, le mal-être est profond. Sputnik s’est entretenu avec Patrick Maurin, un conseiller municipal parti en croisade pour les paysans français qui a obtenu l’attention du Président.

«Il y a une dizaine d’années, mon meilleur ami, que je connaissais depuis l’enfance et qui était agriculteur, s’est suicidé. Je me suis donc sérieusement interrogé sur la manière dont l’agriculture française était gérée par nos instances dirigeantes. J’ai entrepris de me renseigner et j’ai découvert le nombre très élevé de suicides dans le milieu agricole.»

C’est une histoire tragique qui a motivé Patrick Maurin à agir. Ce conseiller municipal de Marmande dans le Lot-et-Garone, âgé de 65 ans, a multiplié ces dernières années les marches citoyennes pour aller à la rencontre des agriculteurs et connaître les causes de leur mal-être. En France, un agriculteur se suicide tous les deux jours. Une étude publiée par Santé publique France et la Mutualité sociale agricole (MSA) en 2016, s’intéressent à des données portant sur la période 2007 à 2011, avançait que près de 300 agriculteurs s’étaient suicidés en 2010 et 2011. Des données sous-estimées, selon les auteurs. D’après LCI, ce sont près de 800 agriculteurs qui mettent fin à leur jour chaque année en France. Selon France bleu, c’est le métier le plus à risque. La surmortalité par suicide y est de 20 à 30% supérieure à la moyenne de la population et en 2016, «le nombre de passage à l’acte a été multiplié par trois».

​Difficile d’établir les causes d’une telle poussée, elles sont multiples. Selon Patrick Maurin, les prix d’achat trop faibles pour les produits agricoles représentent le principal problème:

«C’est le nerf de la guerre, car ce sont ces prix d’achat trop faibles qui entraînent les terribles difficultés financières qui mettent nombre d’agriculteurs français dans des situations intenables.»

Récemment, un agriculteur de Lanvénégen dans le Morbihan a vendu l’un de ses veaux au marché au cadran de Ploërmel pour la somme de… 4,22 euros. Selon Ouest-France qui a rapporté l’affaire, l’agriculteur a vécu cela comme une véritable humiliation.

​La Loi Alimentation, entrée en vigueur au début de l’année, devait pourtant améliorer la situation. Son but est notamment de mieux rémunérer les agriculteurs en restreignant les promos-chocs et autres ventes à perte dans la grande distribution. Mais elle a davantage fait polémique pour l’augmentation des prix qu’elle a provoqués sur certains produits qu’elle n’a calmé la colère des agriculteurs. Didier Guillaume, ministre de l’Agriculture, a d’ailleurs reconnu le 2 mai que ses effets sur le prix du lait ne sont pas la hauteur des attentes du gouvernement, d'après les informations du Courrier Picard.

«C’est compliqué de juger, car les effets de ce type de loi prennent du temps à se mesurer. Je dirais qu’il y a eu du positif, mais de façon trop marginale pour faire une différence sur la réalité que vivent les agriculteurs. Il faut des hommes de terrain pour aider à élaborer de tels textes», explique quant à lui Patrick Maurin. 

L’impact des politiques européennes est également immense pour le milieu agricole français, notamment celui de la Politique agricole commune (PAC), qui inonde de subventions les exploitations françaises et qui sont souvent leur seule chance de survie, comme l’explique Patrick Maurin:

«La PAC de l’Union européenne pose problème à un certain nombre d’agriculteurs. Ils n’apprécient guère d’être sous perfusion financière pour subsister plutôt que de réellement gagner leur vie par le fruit de leur travail. La concurrence déloyale qui règne au sein de l’UE fait beaucoup de mal à l’agriculture française. Je suis dans une région proche de l’Espagne et je vois les produits qu’ils sortent, la main-d’œuvre qu’ils emploient, cela devrait être qualifié de concurrence illégale.»

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«Les agriculteurs ont été sacrifiés sur l’autel de l’Europe», déclarait récemment à nos confrères de Capital Pierre-Jean Savoldelli, cultivateur de cerises près de la frontière espagnole. Il met notamment en cause l’entrée de l’Espagne au sein du marché unique européen il y a une trentaine d’années. Yves Aris, président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles des Pyrénées-Orientales, dit avoir été «laminé». Toujours à Capital, il explique que «l’accompagnement européen aux pays comme l’Espagne, qui avaient un retard de développement» a fait beaucoup de mal à l’agriculture française. Avant d’expliquer qu’ils ont ainsi pu «rapidement gagner en compétitivité, en investissant massivement dans de grandes exploitations plus facilement mécanisables». Et ainsi concurrencer durement les agriculteurs français…

«L’impact des politiques européennes sur l’agriculture française est immense. Comme ils ne peuvent pas vivre de leur travail, ils comptent sur ces aides et quand elles n’arrivent pas, c’est dramatique. J’ai connu des cas où des agriculteurs ont manqué de mettre la clé sous la porte à cause de retards des subventions. Ils ont dû souscrire à des emprunts-relais pour survivre», explique à Sputnik France Marie-Ray Prou, présidente de Solidarité paysans Alsace, pour qui «dans l’état actuel des choses, l’agriculture française ne peut pas fonctionner sans l’Europe.»

Ces dernières années, le phénomène du suicide des agriculteurs a connu une médiatisation plus importante. En mars dernier, les téléspectateurs de Sept à huit avaient été émus par le témoignage d’Olivier, dont le père éleveur s’est pendu, acculé par les dettes. Un cas comme il en existe de plus en plus.

​En 2014, la MSA a mis en place le dispositif «Agri'écoute», une ligne disponible 24 h sur 24 et 7 jours sur 7 afin d’aider les agriculteurs en difficulté. Et le standard explose. Selon France bleu, le nombre d’appels a doublé en 2016, passant de 1.219 en 2015 à 2.664 l’année suivante. En 2018, 4.700 appels ont été passés, selon le docteur Véronique Maeght-Lenormand, qui s’est confiée à France Culture: «Les gens appellent ce numéro pour des raisons personnelles surtout, comme des problèmes familiaux ou sentimentaux par exemple. Ce métier est caractérisé par une grande solitude, un manque de lien social. On vit sur son lieu de travail et c’est particulièrement compliqué. D’ailleurs, les personnes qui nous appellent ne veulent pas exprimer leurs problèmes à des gens du métier. Ils sont satisfaits de parler à quelqu’un qui ne connaît pas le monde agricole, qui n’est pas leur voisin, parce qu’il ne faut pas dire ses difficultés. C’est important d’avoir quelqu’un de neutre et de se confier de manière anonyme.»

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Marie-Ray Prou est issue d’une famille d’agriculteurs et mariée à un apiculteur. Elle a décidé de créer son association, rattachée au réseau national de Solidarité paysans, il y a deux ans. Avec ses collègues, elle vient bénévolement en aide aux agriculteurs qui cherchent de l’aide.

«Nous avons un projet collectif basé sur ce que l’on appelle les fondamentaux et qui vise à accompagner les agriculteurs. Il faut que l’agriculteur fasse la demande pour obtenir notre aide. Cela montre qu’il a envie de s’en sortir. Nous sommes bénévoles et fonctionnons toujours par binôme. Tout se fait dans la confidentialité et la neutralité. L’aide que nous leur apportons peut s’étaler sur quelques jours ou plusieurs mois. Nous ne sommes reliés à aucun syndicat ni parti politique ou religieux. Nous ne dépendons pas des créanciers ni des banques ou de la MSA», explique-t-elle.

Leurs missions peuvent aller de la négociation avec les créanciers en passant par des demandes de RSA jusqu’à l’accompagnement dans une conciliation amiable ou une procédure judiciaire pour traiter durablement l’endettement. Mais selon Marie-Ray Prou, les demandes concernent plus des «problèmes relationnels, de couple, de famille». «Nous faisons appel à des assistantes sociales. Nous leur permettons de s’éloigner de la ferme en montant un réseau capable de s’occuper de l’établissement et des animaux», précise-t-elle.

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En plus de problèmes financiers, les problèmes relationnels sont légion au sein du milieu agricole, confirme Patrick Maurin:

«Il y a parfois des tensions intergénérationnelles dans les familles. Les grands-parents disent parfois à leurs enfants ou à leurs petits enfants: “Moi j’y arrivais, il n’y a pas de raison que toi tu n’y arrives pas”. Il y a aussi le surmenage, qui est l’une des causes principales du mal-être des agriculteurs, dont certains travaillent quasi 365 jours par an sans prendre de vacances. Parfois leurs épouses ont des jobs avec des horaires normaux et cela finit par créer tensions et divorces. Les agriculteurs peuvent se retrouver tout seuls face à ses difficultés. Cela peut aller jusqu’au suicide.»

Mais que faire après la lecture de ce (très) sombre tableau? Patrick Maurin a décidé de prendre son bâton de montagne et de marcher:

«Je me suis décidé un jour à partir de Marmande pour l’Assemblée nationale. Ce qui représente plus de 700 km. Le but était d’amener aux parlementaires les doléances des agriculteurs rencontrés sur le chemin. J’ai notamment pu les remettre à Jean Lassalle.»

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En septembre 2018, il reprend la route, cette fois entre le Lot-et-Garonne et le Morbihan, avec toujours le même objectif, rencontrer des agriculteurs et alerter sur leur souffrance. Mais c’est bien sa dernière marche, en février dernier, qui pourrait faire bouger les choses. Le conseiller municipal est parti du Touquet direction le Salon de l’agriculture, avec un but bien précis:

«Sur le chemin du Salon de l’agriculture, j’ai rencontré plusieurs agriculteurs et j’ai passé des moments extraordinaires, aussi bien dans une certaine douleur que dans la convivialité. Toutes les doléances que j’ai recueillies devaient être remises à Emmanuel Macron au salon. Quand il a pris connaissance de ma démarche, il m’a fait savoir qu’il ne souhaitait pas me rencontrer au Salon de l’agriculture, mais dans une pièce à part. Le Président de la République m’a reçu de manière très officielle et intime pendant environ 30 minutes. Nous avons beaucoup discuté, de manière très conviviale. Je lui ai remis le dernier cahier de doléances et cela a été un moment très fort pour moi. Il a été très surpris à la lecture de quelques passages et se demandait même si c’était possible. Je lui ai bien confirmé que si, que sur le terrain il se passait des choses dont il pouvait difficilement se rendre compte de par sa position.»

Une fois l’attention du locataire de l’Élysée obtenue, l’élu marmandais a pu être reçu à l’Élysée le 20 mars pour une réunion de travail, en compagnie de membres du cabinet d’Emmanuel Macron. Le but? Que «des propositions concrètes soient définies […] pour l’élaboration d’un projet de loi dont les mesures permettraient d’endiguer ce profond mal-être des agriculteurs», selon Sud-Ouest. «Suite à mon entretien avec le Président de la République, il a chargé Alexandre Freschi, député [LREM ndlr] de la deuxième circonscription du Lot-et-Garonne, de préparer en collaboration avec moi un texte de loi qui doit être présenté à l’Assemblée nationale en septembre», explique Patrick Maurin.

​S’il préfère se montrer discret sur l’avancée de l’élaboration du texte qui doit être présenté en septembre à l’Assemblée, Patrick Maurin a tout de même accepté de livrer à Sputnik quelques pistes d’amélioration des conditions de vie des agriculteurs:

«Il faut plus de concurrence au niveau de l’achat du lait et de la viande. Certains géants comme Lactel ou Charal paient ce qu’ils veulent et surtout pas le prix juste. Il faut également plus de souplesse dans les contrôles. Je ne remets pas en cause leur pertinence. Mais il faut moins de rigueur. Aujourd’hui, un agriculteur a peur de voir arriver des contrôleurs de l’administration, car il sait pertinemment qu’il a de grandes chances d’être sanctionné. Il faut plus de souplesse, une exigence plus en accord avec la réalité du métier. Autre piste: le soutien des banques. Il faut qu’il soit plus fort. Certaines d’entre elles, dont la principale bien connue des agriculteurs, pensent plus à faire du profit qu’à aider les agriculteurs.»

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Marie-Ray Prou abonde concernant les prix d’achat, «nerf de la guerre» évoqué plus haut. Elle insiste également sur la nécessité de changer les modes de consommation:

«Nous devons faciliter la consommation locale. Il faut inciter les gens à réduire les intermédiaires. Dans les écoles, plusieurs municipalités ont fait le choix de privilégier une alimentation bio issue de l’agriculture locale. C’est très important d’avoir des agriculteurs dans nos villages. Ils font travailler leurs familles, les locaux, font vivre la nature. L’agriculture tient le milieu rural. Sans elle, il s’effondrerait. Là où il n’y a plus de bêtes et plus de paysans, les paysages se referment.»

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