La politique monétaire de la BCE va-t-elle faire couler l’Europe?

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Christine Lagarde succèdera à Mario Draghi à la tête de la Banque centrale européenne. Avec sa politique monétaire non conventionnelle visant à soutenir la croissance mais qui fragilise banques et États tentés par le mirage de l’argent pas cher, Draghi a-t-il fragilisé l’Europe? Et Lagarde arrivera-t-elle à se démarquer de son prédécesseur?

«Un monde financier à la Lewis Carroll.»

Récemment interviewé par Sputnik France, Philippe Béchade, président des Éconoclastes, avait du mal à imaginer que l’on en soit arrivé là. En juin 2014, Mario Draghi, alors aux manettes de la Banque centrale européenne (BCE) depuis moins de trois ans, dégainait ses taux négatifs sur les facilités de dépôt. À partir de cette date, les banques de la zone euro ont dû payer pour placer leur argent dans les coffres de la BCE. «C’est le monde à l’envers, digne d’Alice au pays des merveilles!», lançait en juin dernier le journaliste Jean-Pierre Robin dans les colonnes du Figaro. Encore une référence au chef d’œuvre littéraire.

Des «banques zombies»

Mais qu’est-ce qui a poussé Mario Draghi à mettre en place une telle politique? Alors qu’il cédera en octobre prochain son fauteuil à Christine Lagarde, connue pour partager la même philosophie que lui, il est utile de revenir sur sa politique monétaire non-conventionnelle, ses atouts, mais aussi ses dangers.

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En 2008, la faillite de Lehman Brothers a tétanisé les banques, qui ont freiné des quatre fers leurs émissions de prêts. Ces hésitations ont entraîné ce que l’on appelle dans le jargon économique un «credit-crunch» ou resserrement du crédit. Depuis, des normes telles que celles de Bâle III ont obligé les banques de la zone euro à avoir un ratio minimum de fonds propres à la mesure de leurs prises de risque sur les marchés. De quoi les inciter à faire davantage attention.

Afin d’éviter une paralysie de l’économie, la BCE a sorti l’artillerie lourde. En 2015, elle lançait un vaste programme de rachat d’actifs (dette publique et privée) ou «quantitative easing» dans la langue de Shakespeare –ou plutôt le jargon globish des analystes financiers. Elle a ainsi injecté jusqu’à décembre 2018 environ 2.600 milliards d’euros dans l’économie. Durant son mandat, Mario Draghi a aussi proposé deux TLTRO pour «Targeted long-term refinancing operations» ou «opérations ciblées de refinancement à long terme». Le but? Octroyer aux banques des prêts sur plusieurs années à des taux proches de zéro. Les montants de ces opérations en 2014 et 2016 se sont chiffrés en centaines de milliards d’euros. Pour finir, le taux auquel se refinancent les banques auprès de la BCE est de 0% depuis mars 2016. «Super Mario», comme il est appelé dans le milieu, a donc ouvert en grand les vannes de l’argent pas cher. Pour éviter les réflexes de rentier des banques, il a également baissé le taux de dépôt à - 0,40% en juin 2014.

​Le problème pour les banques demeure que ce taux négatif rogne leurs marges, de plus en pleine période de taux de crédit très bas qui ne leur offrent que peu de rentabilité.

«Les banques de la zone euro reçoivent des paiements d’intérêt faible sur les crédits» et «tout ceci conduit inexorablement au recul» de leur rentabilité. Tout comme au Japon, «on peut donc considérer qu’il s’agit de banques zombies, fortement affaiblies par les taux d’intérêt bas», estiment dans une note les experts de Natixis.

La situation est telle qu’en avril dernier, la BCE a annoncé qu’elle allait évaluer l’impact de sa politique de taux négatifs sur les banques.

«Nous allons étudier si la préservation des effets favorables des taux d’intérêt négatifs pour l’économie requiert d’atténuer leurs effets secondaires possibles, s’il y en a, sur l’intermédiation bancaire», déclarait «Super Mario».

À la même époque et selon nos confrères des Échos, Luis de Guindos, vice-président de l’institut basé à Francfort, mettait en avant d’autres difficultés des banques de la zone euro, comme «le niveau élevé de leurs coûts, une concurrence excessive ou encore l’impact des créances douteuses». Concernant ce dernier point, la situation de la Deutsche Bank est assez révélatrice. L’établissement allemand a annoncé la suppression de 18.000 postes et la mise en place d’une «bad bank» visant à se débarrasser de 74 milliards d’euros de créances douteuses. 

«La faible rentabilité des banques va clairement au-delà de l’impact potentiel des taux d’intérêt négatifs. Je pense que la faible rentabilité des banques en Europe a à voir avec des facteurs structurels», déclarait Luis de Guindos en avril dernier.

La politique non conventionnelle de la BCE a également des effets très importants sur l’immobilier. Les taux historiquement bas de la Banque centrale européenne permettent aux banques de prêter à des taux, qui, eux aussi, évoluent à des niveaux jamais vus. Selon le courtier Empruntis, il est désormais possible d’obtenir en France un crédit immobilier à 1% sur 20 ou 25 ans. Une aubaine pour acheteurs? Oui et non. Car cet argent pas cher alimente également une spéculation sur l’immobilier qui voit littéralement exploser les prix dans plusieurs villes d’Europe.

L’économiste Jean-Yves Archer voyait même plus loin en 2016. Alors qu’il mettait sa plume au service du Figaro, il exprimait ses craintes de voir la politique monétaire non conventionnelle de la BCE mener à une érosion déflationniste:

«Bien évidemment, sur le papier, le citoyen lambda se dit que financer un appartement à 1% de taux d’intérêt est une aubaine. À condition qu’une érosion déflationniste ne vienne pas tirer à la baisse la valeur de son bien, comme c’est le cas au Japon.»

Le plus inquiétant reste que la BCE ne semble pas être en mesure de sortir de ce type politique. Les craintes sur la croissance en zone euro lui ont vite fait abandonner ses velléités de normalisation monétaire. Son programme de rachat d’actifs a été clos en décembre dernier et voici que selon La Banque postale Asset Management (LBPAM) citée par Boursorama, «le marché va se passionner sur l’écho des débats concernant la possibilité d’actionner un certain nombre d’instruments: de la forward guidance au quantitative easing, en passant par une baisse des taux directeurs».

​Concernant un nouveau TLTRO, c’est déjà fait. La BCE a annoncé une troisième salve de son programme visant à venir en aide aux banques. Les TLTRO III seront lancés en sept vagues entre septembre prochain et mars 2021. Les échéances des prêts seront de deux ans et les taux oscilleront entre -0,30% à + 0,10%. La quantité de crédits redistribués par chaque banque dans l’économie fera office de juge.

«Entre le TLTRO III et l’usage de taux négatifs, le dispositif à l’œuvre démontre que nous sommes encore très loin d’une normalisation des conditions monétaires», a souligné Thomas Prince, responsable de la gestion monétaire chez Groupama Asset Management.

La politique extrêmement accommodante de la BCE au cours des dernières années a mené à une situation inédite sur le marché obligataire. Aujourd’hui, plusieurs pays européens tels l’Allemagne ou la France empruntent à 10 ans à taux négatif. En zone euro, «la dette souveraine en territoire négatif vient d’atteindre le montant de 5.000 milliards d’euros, soit l’équivalent de 64% du montant total», souligne Christopher Dembik, responsable de la recherche économique chez Saxo banque.

​S’il garde son titre jusqu’à échéance, le prêteur se verra rembourser moins qu’il a prêté. Mais pourquoi payer pour prêter? Pourquoi une telle «aberration intellectuelle» comme la qualifie Éric Bourguignon, directeur général délégué de Swiss Life Asset Management France?

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«L’investisseur nous confie son argent comme s’il louait un coffre-fort», explique Anthony Requin, patron de l’Agence France Trésor, chargée de placer la dette française sur les marchés. Il estime que les taux négatifs s’apparentent à des frais de location.

«Nous marchons sur la tête»

Crainte pour la croissance mondiale, guerre commerciale américano-chinoise et autres incertitudes géopolitiques poussent les investisseurs à se diriger vers des valeurs refuge. L’or en est une, les obligations d’États bien notées en sont une autre. «Money never sleeps» comme on dit du côté de Wall Street. Et puisqu’il faut que l’argent circule, autant investir dans des valeurs sûres, quitte à perdre un peu au final.

«À chaque émission d’un État, il y a une forte demande des investisseurs», assure Frédéric Gabizon, responsable pour le marché obligataire chez HSBC.

Cette situation plus que confortable pour les États concernés pourrait les pousser à s’endetter davantage alors que les niveaux de dette des pays occidentaux sont déjà à des niveaux historiques.

«Des taux bas ou négatifs et l’aisance monétaire constituent le cocktail idéal pour faire exploser l’endettement», avertit Éric Bourguigon, qui y voit «une invitation à choisir la facilité de l’emprunt face aux problèmes budgétaires.»

«Il s’agit en outre de savoir quelle est la limite quand les taux n’en sont plus une», s’interroge pour sa part Geoffroy Lenoir, responsable des taux souverains en euros pour Aviva Investor. Une source de marché qui s’est confiée à l’AFP s’est montrée plus affirmative:

«Tout le monde sait que nous marchons sur la tête.»

Christine Lagarde remettra-telle l’église de l’orthodoxie monétaire au milieu du village européen? Ses prises de position alors qu’elle était à la tête du FMI (Fonds Monétaire International) permettent d’en douter.

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