«Concurrence mémorielle»: vers la reconnaissance d’un autre génocide canadien?

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Après avoir reconnu le «génocide» contre les femmes autochtones, le Canada va-t-il devoir en faire de même pour les Acadiens? L’historien Marc Simard appelle à nuancer ce terme. Pour Sputnik, il revient sur cette revendication de représentants de ces Français déportés par les Britanniques en 1755 et dénonce la «compétition victimaire».

2019, année de pénitence pour le Canada? Le 3 juin dernier, le rapport tant attendu sur les femmes autochtones disparues et assassinées a enfin été déposé. Les commissaires n’ont pas résolu tous les cas de disparitions et de meurtres, mais concluent tout de même à un génocide. Le rapport de 1.200 pages vise, entre autres, à réconcilier les Amérindiens avec les Canadiens d’origine européenne.

«La violence dénoncée tout au long de l’enquête nationale représente une pratique sociale génocidaire, délibérée et raciale visant les peuples autochtones», peut-on lire dans l’introduction du rapport.

Malgré l’empathie de la population vis-à-vis des Premières Nations, les conclusions du rapport ne font pas l’unanimité. Lui-même autochtone, l’historien Marc Simard conteste l’utilisation du mot génocide. Auteur de plusieurs ouvrages, il est d’ailleurs le premier membre de la nation wendat à avoir obtenu un doctorat dans sa discipline.

«Il n’y a ici aucune intention d’éliminer, même partiellement, le groupe ethnique des Autochtones canadiens. Ensuite, parce qu’une proportion importante (sans doute plus de la moitié) de ces femmes ont été supprimées par des membres de leur propre groupe ethnique (pères, frères, cousins, amis, voisins, etc.) Qu’on indique que cette situation découle de la colonisation européenne et des politiques paternalistes de l’État canadien, cela est acceptable. L’accusation de génocide est quant à elle ridicule», a tranché l’historien en entrevue avec Sputnik.

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Mais les Autochtones ne sont pas les seuls à avoir souffert de la colonisation. D’autres groupes se disent aussi victimes de l’histoire canadienne. C’est surtout le cas des Acadiens, une communauté francophone installée dans l’Est du pays, dans la province du Nouveau-Brunswick. Depuis plusieurs années, le porte-parole de la Coopérative des Arcadiens (et non des Acadiens), Jean-Paul Savoie, milite pour que la déportation de son peuple soit reconnue comme un génocide.

De 1755 à 1763, l’Empire britannique a déporté environ 12.000 Acadiens. De ce nombre, au moins 8.000 ont péri durant le trajet. Après la conquête du Canada, les Français de l’Est étaient devenus indésirables aux yeux des Anglais. Les Acadiens ont majoritairement été déportés sur l’actuelle côte Est américaine, mais certains se sont retrouvés en Louisiane, aux Antilles et en France. Cet événement fait maintenant partie de la mémoire franco-canadienne, étant notamment raconté dans la célèbre chanson Évangéline.

Les Acadiens, «sujets indésirables de Sa Majesté»

Marc Simard considère que «le cas des Acadiens déportés dans les années 1755 à 1763 est plus problématique [que les disparitions et le meurtre de femmes autochtones, ndlr]». Dans ce cas, il ne ferait aucun doute que les autorités anglaises aient souhaité éliminer un groupe ethnoculturel. À première vue, la définition de génocide, retenue en 1948 par l’Onu, pourrait s’appliquer à l’événement. Selon les Nations unies, un génocide «consiste en l’élimination physique totale ou partielle, et intentionnelle, d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux».

«En ce qui concerne l’intention, le cas est assez clair. Les autorités britanniques désiraient très certainement éliminer le groupe ethnique ou national acadien, peut-être pas au sens physique, mais à tout le moins en ce qui concerne l’occupation du territoire. […] Déjà, on peut certainement parler de nettoyage ethnique.»

Si l’intention est claire, les motifs des Britanniques ne sont pas moins évidents:

«Leurs motifs? Les punir de leur résistance à l’occupation britannique, devenue plus problématique en temps de guerre (Quatrième guerre intercoloniale, 1754-1763). Se débarrasser de “sujets indésirables” catholiques et parlant français et de plus en plus nombreux –18.000 en 1755 contre 1.700 en 1713, date où la Grande-Bretagne avait acquis l’Acadie. Enfin et surtout, s’emparer de leurs terres et de leur cheptel», précise Marc Simard.

Le 23 juin dernier, la Société de l’Acadie et du Nouveau-Brunswick a nommé un comité d’experts pour faire la lumière sur ce traumatisme historique. Représentant 250.000 Acadiens, l’organisme a annoncé que ce comité serait chargé de conclure ou non à un génocide. S’il faisait partie du comité, Marc Simard ne conclurait pas pour autant à un génocide. Il pointe la particularité du contexte historique pour justifier son point de vue:

«À cette époque, les déplacements forcés ou volontaires de populations étaient fréquents dans les empires coloniaux européens. La notion même de résidence n’était pas la même qu’aujourd’hui, puisque de nombreux groupes humains étaient encore en mouvement. […] Le contexte historique du XVIIIe siècle ne se prête pas à la transposition du concept de génocide au cas acadien. Le terme nettoyage ethnique apparaît beaucoup plus approprié en l’espèce», estime le spécialiste.

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Sans diminuer le terrible drame acadien, M. Simard observe que ce désir de reconnaissance fait aussi partie d’une stratégie politique. L’objectif étant d’obtenir certains avantages pour cette communauté, au Canada comme à l’échelle internationale. Cet enjeu pourrait notamment permettre aux Acadiens d’être comparés aux Arméniens, un statut qui pourrait attirer l’attention sur leur sort.

«En fait, nous sommes clairement ici dans un cas de “concurrence mémorielle”, une compétition victimaire visant à obtenir des avantages particuliers en se fondant sur le drame vécu par les ancêtres. Évidemment, la transmutation de la déportation des Acadiens en génocide apporterait à leurs descendants, en particulier sur la scène politique canadienne, de nombreux avantages. Nous avons affaire ici à une surenchère qui ne peut aboutir qu’à la banalisation du crime de génocide, toutes les tueries de masse du passé finissant par y être rattachées», a conclu Marc Simard.

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