Détroit d’Ormuz: «Le monde entier a peur des sanctions américaines et de Trump»

Francis Perrin
Francis Perrin - Sputnik Afrique
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Deux drones abattus, deux pétroliers arraisonnés et d’autres incidents ont attisé les tensions irano-américaines dans le détroit d’Ormuz depuis deux mois. Avec quel impact sur le marché du pétrole? Virée aux confins de la géopolitique énergétique et militaire avec Francis Perrin, spécialiste des problématiques énergétiques à l’IRIS.

Qui doit surveiller le Détroit d’Ormuz? Les États-Unis et les Européens se targuent de pouvoir lancer une mission navale afin de contrôler ce passage international, où transite 1/5e de la consommation mondiale de pétrole. Mais les deux pays limitrophes, le Sultanat d’Oman et surtout l’Iran y sont opposés, farouchement déterminés à conserver leur parrainage sur ce couloir de navigation. Depuis le mois de mai 2019, une dizaine d’incidents ont émaillé de tensions ce détroit si stratégique. Une guerre, à laquelle Washington et Téhéran se préparent malgré eux, est-elle réellement envisageable? Comment l’Iran vend-il toujours son pétrole, touché par les sanctions extraterritoriales américaines? Sputnik a interrogé un expert des hydrocarbures, Francis Perrin, directeur de recherche à l’IRIS.

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Pourquoi le détroit d’Ormuz est-il si important pour les grandes puissances?

Large de 40 km et long de 63 km, le détroit d’Ormuz est le passage obligé de nombreux tankers, navires pétroliers ou méthaniers, qui exportent les hydrocarbures des six pays limitrophes du Golfe persique: l’Irak, l’Arabie saoudite, le Qatar, l’Iran, le Koweït, les Émirats arabes unis et Bahreïn. Du pétrole et du gaz qui sont à destination du monde entier, relève Francis Perrin.

«Le détroit d’Ormuz représente aujourd’hui 1/5e de la consommation mondiale. Nous sommes dans un monde qui consomme environ 100 millions de barils de pétrole chaque jour, environ cinq milliards de tonnes de pétrole par an. Le détroit d’Ormuz représente également le ¼ des exportations mondiales de pétrole et à peu près le tiers des exportations mondiales de pétrole par bateau.»

S’il faut noter la diminution relative de son importance au cours des années –en 1979, le détroit représentait encore 60% des exportations mondiales– il attire de nombreuses convoitises, en proie aux soubresauts géopolitiques réguliers de la région, dont la stabilité est primordiale pour la santé de l’économie mondiale. Voilà pourquoi la première puissance mondiale, les États-Unis sont présents depuis des dizaines d’années dans la région afin de sécuriser leurs approvisionnements en hydrocarbures, ainsi que ceux de leurs alliés asiatiques et européens. La Ve flotte est basée en permanence à Bahreïn, la base la plus importante du Pentagone dans la région se trouve au Qatar et Washington a passé des accords militaires avec l’Arabie saoudite et le Koweït. Depuis la recrudescence des hostilités en mai 2019, Donald Trump a ordonné un renforcement limité des troupes, avec l’envoi de 2.500 hommes supplémentaires. La Grande-Bretagne a mis en place une frégate et un destroyer depuis peu, afin d’escorter les navires battant pavillon britannique. Quant à la France, elle est moins présente, mais elle dispose d’une base militaire aux Émirats arabes unis.

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Washington est prêt au «pire absolu» avec l’Iran, déclare Trump

«Si tu veux la paix, prépare la guerre»

Ce proverbe latin reflète bien les relations irano-américaines actuelles. C’est avec les pays arabes du Golfe que les États-Unis ont établi de solides relations stratégiques, militaires, mais aussi économiques et politiques. Seul l’Iran fait figure d’épouvantail, appartenant au fameux «Axe du Mal» depuis la Révolution islamique en 1979. La stratégie américaine, soutenue majoritairement par les «faucons» John Bolton et Mike Pompeo, part du postulat que l’Iran est un pays dangereux pour leurs intérêts et ceux de leurs alliés arabes et israéliens. L’accalmie de l’accord sur le nucléaire iranien de juillet 2015 n’a donc pas duré, Donald Trump l’a rapidement dénoncé, annonçant la mise en place d’une stratégie de pression maximale via des sanctions extraterritoriales, visant notamment le pétrole iranien, principale source de devises pour Téhéran. Si une éventuelle bavure dans le détroit d’Ormuz déclenchait une réelle confrontation, quelle en serait l’issue probable? Francis Perrin est clair, l’Iran ne fait pas le poids face à l’ogre américain:

«Évidemment, l’Iran ne peut pas tenir tête à la première puissance militaire mondiale, celle qui écrase tous les autres. Les dirigeants iraniens le savent. La défaite de l’Iran serait évidemment consommée. Ensuite, l’Iran peut essayer par différents moyens de faire payer cher cette victoire américaine par le contrôle ou l’influence qu’il a sur un certain nombre de groupes, de forces, de milices au Moyen-Orient, certaines milices chiites en Irak […] le Hezbollah au Liban, les Houthis au Yémen. Il est clair qu’il y aurait un coût élevé pour les Américains et leurs alliés arabes juste en face de l’Iran […] et le monde entier, parce que cette zone est capitale pour l’économie mondiale, du fait des exportations pétrolières et gazières.»

Les deux puissances testent mutuellement leurs limites, Washington demandant à ses alliés l’établissement d’une coalition pour sécuriser le détroit, les Européens souhaitant plutôt une mission navale qui n’aggrave pas les tensions. L’Iran s’oppose catégoriquement à ces deux initiatives, le Président Rohani déclare que «la présence de forces étrangères n’aidera pas à la sécurité de la région et sera la principale source de tensions.»

Hassan Rouhani (à droite) et Emmanuel Bonne - Sputnik Afrique
Dans quelle galère les Européens s’embarquent-ils dans le détroit d’Ormuz?

Francis Perrin décrypte ainsi en trois points la stratégie iranienne:

– Face à Donald Trump, attendre l’élection présidentielle américaine en novembre 2020, qui pourrait consacrer Joe Biden, le vice-président de Barack Obama, qui avait l’instigateur de l’accord sur le nucléaire.

– Faire monter la pression diplomatique sur les Européens, Chinois et Russes, autres signataires de l’accord.

– Faire monter la pression dans le Golfe persique et particulièrement autour du Détroit d’Ormuz.

Dans ce cas de figure, la dernière extrémité pour Téhéran serait de bloquer le détroit, ce qu’il aurait la capacité de réaliser pendant très peu de temps. Comment réagiraient les États-Unis et autres grandes puissances de la région face à cette mesure drastique?

«Bloquer le détroit d’Ormuz, bloquer un détroit international, principale voie pour les exportations pétrolières mondiales, c’est un acte de guerre qui entraînerait des représailles très rapides et extrêmement destructrices. Les dirigeants iraniens le savent parfaitement [...] le blocage du détroit d’Ormuz entraînerait des conséquences incalculables pour l’Iran, pour la population iranienne et pour le régime iranien. À mon sens, l’Iran ne pourrait avoir recours à cette extrémité que s’il était attaqué, et qu’il pensait que c’est perdu, et à ce moment-là, si c’est perdu, après tout ça sera perdu pour tout le monde.»

L’Iran au bord de la banqueroute

Et l’expert des hydrocarbures de décrire la situation intérieure de l’Iran comme particulièrement désastreuse. Les sanctions extraterritoriales américaines ont réduit à peau de chagrin, en seulement une année, les exportations de pétrole iranien, qui représentent près de 70% des exportations du pays:

«La chute a été vertigineuse. En mai 2018, l’Iran exportait 2,5 millions de barils de pétrole brut par jour. Aujourd’hui, les estimations pour juin 2019 étaient de 400 à 500.000 barils par jour. Et certains pensent qu’en juillet, c’est tombé encore beaucoup plus bas, pas loin de 0. Donc l’Iran se trouve dans une situation absolument catastrophique.»

Dès la remise en place de l’embargo américain, la Chine et l’Inde avaient annoncé leur intention de continuer à se fournir en pétrole iranien, malgré les foudres de Washington. Pragmatisme oblige, ces deux grandes puissances économiques ont dû progressivement rétropédaler, car elles auraient davantage à perdre aux États-Unis.

«Le monde entier a peur des sanctions américaines et a peur de Donald Trump. Qui achetait le pétrole iranien jusqu’en novembre 2018, où les États-Unis ont rétabli leurs sanctions extraterritoriales? […] Il restait la Chine, l’Inde et la Turquie […] Aujourd’hui, on a vu les achats de pétrole iranien de ces trois pays diminuer très fortement […] Du côté des Chinois et Indien, il y a des intérêts importants aux États-Unis, première économie mondiale, y compris des compagnies pétrolières, notamment chinoises, qui sont aux États-Unis. Ces compagnies n’ont pas envie d’être sanctionnées par la Maison-Blanche et par l’Administration Trump […] Dans les faits, ils n’ont fait que réduire leurs achats de pétrole iranien.»

Ainsi Francis Perrin résume-t-il la situation économique dans laquelle les Iraniens se trouvent:

«Les dirigeants iraniens se sont rendu compte d’une chose, assez désagréable, ils sont seuls face au rouleau-compresseur américain […] Qui les soutient réellement aujourd’hui économiquement face aux sanctions américaines? Presque plus personne.»

Il resterait peut-être la Syrie. Justement, c’est dans le cadre des sanctions –cette fois contre Damas– que les autorités britanniques ont arraisonné le pétrolier iranien Grace 1, au large de Gibraltar, le 4 juillet dernier. Mais le marché syrien représente une infime proportion des exportations de pétrole iranien.

Mais qu’en est-il de la position de la Russie? Fervente défenseur de l’accord sur le nucléaire iranien, respecté jusqu’il y a peu par Téhéran, Moscou a condamné fermement le retrait unilatéral américain et le rétablissement de très strictes sanctions. Étant elle-même une grande exportatrice de pétrole et de gaz, elle ne leur en achète pas. Sont-ils pour autant des rivaux? Alors que les deux pays ont annoncé envisager d’organiser des exercices militaires communs dans le détroit d’Ormuz, Francis Perrin explique ces liens:

«La Russie exporte son gaz notamment vers le marché européen. Elle est le premier fournisseur de gaz naturel de l’Europe (UE + Turquie), avec une part de marché selon Gazprom en 2018 de 37% sur le marché gazier […] La Russie pense que l’Iran, s’il n’y avait pas des sanctions économiques contre l’Iran, pourrait être à l’avenir un exportateur significatif vers le marché européen. Ces deux pays ont donc des points communs, le fait qu’ils sont contre des décisions et actions américaines, mais en même temps, ils savent qu’ils ne sont pas sur tous les plans des alliés stratégiques et qu’ils pourraient être dans certains cas de figure des concurrents. Et donc, ça donne entre Moscou et Téhéran une relation très complexe: ce ne sont pas des ennemis, ce ne sont pas non plus de grands amis, ce sont des alliés tactiques.»

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Les prix à la pompe vont-ils exploser?

Rappelons-nous les conséquences dramatiques de la guerre du Kippour en 1973, où les pays arabes avaient quadruplé les prix du pétrole en représailles au soutien américain à Israël, l’une des causes de la crise économique mondiale. Pourtant depuis le mois de mai, les prix du pétrole ne semblent pas avoir augmenté. Comment expliquer cette relative stabilité des cours?

«Tout ce qui se passe dans cette région, essentielle pour les réserves pétrolières, la production pétrolière, les exportations pétrolières, a forcément un impact haussier sur les prix du pétrole. S’il n’y avait pas ce qu’il se passe dans cette région depuis mai, les prix du pétrole seraient beaucoup plus bas qu’ils ne le sont aujourd’hui. Par contre, on constate du point de vue des marchés pétroliers que les prix n’ont pas flambés comme cela aurait pu être le cas. Pourquoi? Parce qu’il s’il y a ces facteurs haussiers, il y a aussi des facteurs baissiers. Les États-Unis produisent de plus en plus de pétrole, la croissance économique se ralentit et puis il y a les tensions commerciales entre la Chine et les États-Unis qui maintiennent les prix du pétrole à un niveau raisonnable au regard des tensions considérables dans cette région du monde.»

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