En Tunisie, le décès de Caïd-Essebsi pourrait entraîner la présidentialisation du régime

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En Tunisie, le bouleversement du calendrier électoral à la suite au décès du chef de l’État, quelques mois seulement avant la date prévue pour les élections générales, pourrait influencer le système politique dans un sens favorable à sa présidentialisation. Analyse.

C’était un projet qu’il caressait de son vivant. Désormais, c’est sa mort qui permettrait son exécution. À peine élu, le Président tunisien Béji Caïd-Essebsi laissait planer, puis divulguait, ses intentions de modifier la Constitution. Adoptée en janvier 2014, après des tractations houleuses, la loi fondamentale tunisienne a alors consacré un régime parlementaire avec un léger correctif présidentiel. Le nouveau locataire de Carthage a fustigé, «un système des partis» qui «paralyse pratiquement l’action du gouvernement».

Il s’en accommodera habilement, toutefois, à la faveur de la discorde avec le gouvernement, ce qui lui permit de se dédouaner de son bilan. Son décès, le 25 juillet 2019, à quelques mois de la fin de son mandat, bouleversa autant le peuple tunisien que le calendrier électoral. Pour tenir compte des dispositions constitutionnelles régissant l’intérim en cas de décès du Chef de l’État, la date du premier tour de la présidentielle a été avancée au 15 septembre, alors qu’elle était prévue de se tenir au mois de novembre… juste après les législatives, dont la date demeure inchangée.

«Les résultats préliminaires seront proclamés dès le 17 septembre, après quoi, il pourrait il y avoir des recours portés devant le juge électoral. Les résultats définitifs du premier tour seront annoncés, au plus tard, le 21 octobre, et le second tour se tiendra dans les deux semaines qui suivent», ont informé les services de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), contactés par Sputnik.

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Les conséquences de ce chamboulement sont loin d’être anodines, d’après Adnane Limam, ancien professeur de droit public à l’université de droit de Tunis. Même si le second tour pourrait se tenir après les législatives, l’identité du favori du scrutin, quant à elle, sera connue dès la proclamation des résultats provisoires du premier tour.

«En toute logique, le peuple ne va pas choisir un Président, pour le priver, au moment des législatives, des moyens de gouverner. Il est donc attendu qu’il y ait un effet d’entraînement pour doter le futur Président d’une majorité confortable à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP)», a affirmé le juriste tunisien dans un entretien avec Sputnik.

Le schéma évoqué, dans un rapport datant du 17 juillet 2013, par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise). Dans ce document d’une quarantaine de pages disponible sur le site du Conseil de l’Europe, dont relève cette instance, on retrouve des observations sur le projet final de la Constitution tunisienne.

«Si l’élection présidentielle précède l’élection législative, il n’est pas exclu que se développe un phénomène de “présidentialisation” et de bipolarisation à la française. Les élections législatives auraient pour objectif de donner une majorité parlementaire au président», précise ce rapport. L’hypothèse ne se confirmera pas, pour les élections de 2014, puisque les législatives se sont tenues avant la présidentielle.

«Un système de bipolarisation à la française», ou encore, le fait majoritaire. C’est le nom donné, sous la Vème République, à la concordance entre majorité présidentielle et législative, à l’origine de la toute-puissance du Chef de l’État, sous un régime politique semi-présidentiel. Depuis la révision de septembre 2000, et la coïncidence des deux élections — les législatives se tenant juste après la présidentielle — le fait majoritaire est devenu une règle quasi immuable. D’autant plus que la pratique a consacré l’abandon du recours à la dissolution, depuis son usage controversé en 1997.

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Sur une présidentialisation «à la française», Adnan Limam préfère toutefois rester dans la nuance. L’effet d’entraînement à la française sera «mariné dans la sauce tunisienne», assure-t-il. En cause, le mode de scrutin de la proportionnelle aux plus forts restes qui favorise les petits partis.

«L’évolution à la française sera atténuée par le mode de scrutin en vigueur. Celui-ci n’aide pas à constituer une majorité limpide et cohérente. Le passage obligatoire par les coalitions pour constituer des majorités. L’envers de la médaille, c’est une instabilité gouvernementale au gré des alliances qui se nouent et se dénouent, et/ou des gouvernements mal investis sont donc incapables de mener à bien des réformes», ajoute Adnan Limam.

De fait, le scrutin de 2014 avait consacré deux principaux vainqueurs… et des poussières de formations. Une situation juridique qui fut à l’origine d’une théorie politique, celle du consensus entre le parti présidentiel, Nidaa Tounes, et le mouvement islamoconservateur Ennahda. Bientôt, les «désalliances», la transhumance parlementaire, les ambitions personnelles, et autres vicissitudes achevèrent de dessiner une ARP en mosaïque. Pour peu que les mêmes conditions produisent les mêmes effets, la future majorité présidentielle pourra être confrontée à pareilles mésaventures.

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Pour que l’effet d’entraînement soit opérationnel, encore faudrait-il également que le candidat soit un homme de parti, et qu’il dispose effectivement d’une machine électorale suffisamment puissante, pour transformer la majorité présidentielle en majorité législative. «En toute logique, un indépendant, c’est-à-dire un candidat sans prolongement partisan, ne pourra tirer parti de cette inversion du calendrier», précise Adnan Limam.

Par ailleurs, vu le délai particulièrement court entre le premier tour de la présidentielle et les élections législatives, il ne sera pas possible au favori «indépendant» de construire, dans la foulée de sa première victoire, et juste avant le scrutin législatif, une structure partisane à même de mailler le pays et de remporter une majorité.

«L’exemple de l’actuel Président français ne vaut que si l’on prend en considération le fait qu’il a commencé à bâtir son mouvement bien avant la course à la présidentielle, en surfant sur la désaffection contre les partis, et qu’il l’a transformé en parti après sa victoire à la présidentielle» compare le juriste tunisien.

Le tout, sans préjudice d’un indépendant qui se verrait apporter, en temps opportun, le soutien de partis politiques. Le nom de l’actuel ministre de la Défense, Abdelkrim Zbidi, est évoqué, par de plus en plus d’acteurs politiques, comme une alternative sérieuse devant l’éclatement du camp dit progressiste, entre les puristes, conduits par Abir Moussi, la vieille garde, du Nidaa Tounes historique, et les réformistes de Tahya Tounes, rangés derrière le Chef du gouvernement Youssef Chahed, que le décès inattendu de Béji Caïd-Essebsi a privé du statut d’héritier présomptif.

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