La Côte d’Ivoire, terre d’apatrides

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Avec environ 700.000 personnes sans nationalité définie, la Côte d’Ivoire est le pays le plus touché en Afrique de l’Ouest par l’apatridie. Un phénomène dont l’ampleur ne s’explique pas que par la forte immigration du travail. Sputnik a interrogé la vice-présidente de l’ONG ORA sur les moyens d’y remédier

Alors que la Côte d’Ivoire vient de fêter ses 59 ans d’indépendance, le 7 août, ce pays était déjà une terre d’immigration bien avant les indépendances africaines à cause, notamment, de ses immenses plantations de café et de cacao attirant une nombreuse main d’œuvre, souvent peu qualifiée. En 1960, le pays comptait près de 13 % d’immigrés, selon une étude sur l’apatridie menée en 2016 par la consultante Mirna Adjami, pour le compte du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).

En 1961, l’acquisition de la nationalité ivoirienne pouvait se faire conjointement par le droit du sang (jus sanguinis) qui définit l’Ivoirien comme une personne née d’un parent ivoirien; mais aussi par le droit du sol (jus soli) permettant aux étrangers qui vivaient sur le territoire ivoirien au moment de l’indépendance de se faire naturaliser selon une procédure très facilitée pendant une période d’un an.

Également la possibilité a été offerte aux enfants d’immigrés nés en Côte d’Ivoire de manifester par simple déclaration leur volonté d’obtenir la nationalité ivoirienne. Toutes ces mesures n’ont, cependant, eu qu’une portée très limitée. En effet, pendant la période de validité ouverte par le code de la nationalité de l’époque, aucun immigré n’a été naturalisé en Côte d’Ivoire et seulement 36 personnes ont obtenu la nationalité par déclaration.

Mais c’est véritablement à partir de 1972, avec la réforme du code de la nationalité de 1961, que le problème de l’apatridie va commencer à se poser. Cette réforme opte, en effet, pour l’acquisition de la nationalité par le lien du sang et supprime toutes les autres voies. Les amendements de 1972 au code de la nationalité ont ainsi fermé la possibilité d’acquisition de la nationalité ivoirienne par déclaration pour ceux nés en Côte d’Ivoire de parents étrangers.

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Ces amendements ont également supprimé la disposition d’octroi automatique de la nationalité ivoirienne aux enfants nés sur le territoire de parents inconnus. Du coup, des milliers d’étrangers et leurs descendants n’ont pu accéder à la nationalité ivoirienne. Ayant perdu tout lien de rattachement avec leur pays d’origine, cette catégorie de personnes appelées «migrants historiques» et leurs descendants font naitre le phénomène d’apatridie en Côte d’Ivoire.

Dans un pays où la question très sensible de la nationalité a été au cœur de plus d’une décennie de crise sociopolitique et armée meurtrière, et à l’approche de la présidentielle de 2020 autour de laquelle apparaissent déjà des tensions, le problème de l’apatridie demeure presque entier.

En 2013, le gouvernement ivoirien estimait à 700.000 les apatrides sur l’ensemble du territoire national. Certains acteurs de la lutte contre le fléau soutiennent que ce chiffre est loin de refléter la réalité. Car l’apatridie en Côte d’Ivoire, arguent-ils, n’est pas uniquement liée à l’immigration. Plusieurs autres causes, dont la défaillance de l’état civil, expliquent également ce fléau.

Pour diverses raisons parmi lesquelles en particulier un manque de proximité de l’administration dans plusieurs localités rurales, une partie importante de la population née en Côte d’Ivoire n’a jamais été enregistrée à l’état civil au moment de la naissance, comme l’exige pourtant la loi. Cette situation a fait d’eux de facto des apatrides, puisqu’ils n’ont pas d’existence légale.

Depuis plusieurs années, le gouvernement ivoirien, avec l’appui d’organisations internationales et nationales, multiplie les initiatives pour apporter des solutions au problème de l’apatridie.

Des solutions comme l’assainissement et la numérisation de l’état civil en Côte d’Ivoire qu’Ange Vanessa Coblan Aka, vice-présidente de «ORA», une ONG ivoirienne qui apporte une assistance aux personnes apatrides et/ou à risque d’apatridie, a accepté de détailler pour Sputnik. 

 

© Sputnik . Roland Klohi Ange Vanessa Coblan Aka, vice-présidente de l’ONG ORA
La Côte d’Ivoire, terre d’apatrides - Sputnik Afrique
Ange Vanessa Coblan Aka, vice-présidente de l’ONG ORA

 

Sputnik France: Vu l’ampleur du phénomène d’apatridie en Côte d’Ivoire, qu’est-ce qui est concrètement mis en œuvre par l’État et des ONG telles que la vôtre, pour résorber ce problème?

Ange Vanessa Coblan Aka: «C’est vrai qu’il a fallu mettre en place une synergie d’action sur le terrain pour essayer de résoudre ce problème. Des organismes internationaux tels que le HCR et l’UNICEF, les ONG internationales et locales comme la nôtre, en collaboration avec le gouvernement ivoirien, ont installé des bureaux terrain pour se rapprocher des populations. L’UNICEF accroit son programme de délivrance d’extrait de naissance aux enfants. Le HCR et ses partenaires continuent d’assister les personnes à risque d’apatridie sur le terrain à travers ses quatre principaux axes d’interventions que sont la prévention (sensibilisation, établissement de jugements supplétifs); l’identification à travers des agents en poste sur l’ensemble du territoire ivoirien, chargés d’améliorer les données quantitatives et qualitatives des personnes à risque d’apatridie; la réduction des cas d’apatridie à travers les plaidoyers pour la délivrance de documents de confirmation ou d’acquisition de la nationalité; et la protection des personnes en situation d’apatridie.

En ce qui concerne l’ONG ORA, en plus des actions de sensibilisation sur le terrain, nous établissons des jugements supplétifs (l’article 82 et 83 sur l’état civil définit le jugement supplétif comme un acte judiciaire qui a pour objet de suppléer au défaut d’acte de naissance d’un individu, ndlr), nous œuvrons au renforcement des capacités des leaders communautaires.»

Sputnik France: Est-ce que les actions menées jusque-là par l’État et les organisations font réellement bouger les choses?

Ange Vanessa Coblan Aka: «Même si beaucoup reste encore à faire, on peut déjà se réjouir des avancées notables enregistrées depuis la ratification en 2013 par la Côte d’Ivoire de la convention internationale de 1954 relative au statut des apatrides et celle de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie. Il faut aussi saluer l’élaboration d’un plan d’action national de lutte contre l’apatridie. Ce plan qui définit les grands axes stratégiques de lutte contre ce fléau a été finalisé et sera bientôt soumis au parlement pour analyse et adoption.

Plusieurs décrets et lois ont également été pris pour réduire significativement les cas d’apatridie en Côte d’Ivoire. La plus importante est la loi n° 2013-653 du 13 septembre 2013 portant acquisition de la nationalité ivoirienne par déclaration, qui a offert pendant une période d’un an la possibilité aux migrants historiques et leurs descendants de prétendre à la nationalité ivoirienne. Plus de 5.000 certificats de nationalité ont ainsi pu être signés par les pétitionnaires en application de cette loi. Mieux, des enfants de parents inconnus ont obtenu leur certificat de nationalité par ce biais dans des localités comme Korhogo, Abengourou, Dabou, Soubré et Daloa. Il s’agit d’avancées considérables ouvrant la voie à l’éradication totale du phénomène d’ici à 2024, comme l’espère le HCR.

Sputnik France: À ce stade, a-t-on véritablement pu prendre la mesure de l’ampleur de l’apatridie sur toute l’étendue du territoire ivoirien?

Ange Vanessa Coblan Aka: “Il faut effectivement des données fiables et actualisées pour mieux juguler ce phénomène. L’opération de cartographie, comme celle réalisée en novembre 2018 par le HCR et le gouvernement ivoirien, devrait permettre d’avoir bientôt une base de données claire des zones à risque d’apatridie en Côte d’Ivoire et, surtout, de trouver de bonnes stratégies de réponse. Néanmoins, grâce à toutes ces avancées, la Cote d’ivoire est considérée aujourd’hui comme le pays le plus impliqué dans la lutte contre l’apatridie dans la sous-région.”

Sputnik France: La question de l’apatridie est aussi intimement liée à celle de l’état civil, dont le gouvernement ivoirien admet les failles. Quelles sont, selon vous, les meilleures solutions pour y remédier?

Ange Vanessa Coblan Aka: “Aujourd’hui, la priorité est d’assainir et de numériser l’état civil en Côte d’Ivoire. La configuration en matière de nationalité en Côte d’Ivoire demande que l’on fournisse au juge une copie d’extrait d’acte de naissance et la copie de la pièce d’identité de l’un des parents ivoiriens pour obtenir le certificat de nationalité. L’extrait de naissance est, donc, le début de la preuve de sa filiation à un national.

En outre, il faudra bien évidemment réformer notre code de la nationalité ivoirienne et le rendre conforme aux deux conventions internationales de 1954 et 1961 sur l’apatridie. Si l’État de Côte d’Ivoire s’engage dans ces deux vastes chantiers que sont l’état civil et le code de la nationalité, l’ampleur de l’apatridie sera alors réduite à néant dans notre pays.”

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