La Tunisie a besoin de «sortir de l’attraction pesante du mimétisme»

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En Tunisie, réformer le système politique est une «urgence» permettant de parer à la paralysie de l’État et à l’émiettement du pouvoir législatif. L’écrivain et juriste Adnan Limam fait partager à Sputnik, dans un entretien exclusif, son analyse du schéma institutionnel de son pays.

Adnan Limam est un ancien diplomate et enseignant universitaire de droit constitutionnel à l’université de Tunis. Avocat au barreau de Tunis et spécialiste de contentieux de droit public, il est également l’auteur d’ouvrages traitant de l’islam politique, dont «Ennahda, ses cinq vérités» ou encore «L’Islam et la guerre».

Dans cet entretien à Sputnik, il dresse un diagnostic dramatique du schéma institutionnel tunisien, adopté trois ans après le soulèvement populaire qui a emporté le pouvoir de Zine El Abidine Ben Ali. Pour Limam, le système de la démocratie représentative ne peut conduire à rien de bon, si ce n’est à la confiscation de la volonté populaire par «les forces de l’argent», d’autant plus qu’elle a été adoptée en Tunisie par simple «mimétisme occidental». Adnan Limam se dit favorable à une refondation institutionnelle secrétée par la réalité politique et sociale tunisienne qui s’inscrirait davantage dans les idéaux portés par la révolution de 2010-2011.

© Photo Adnan Liman / Adnan Limam, écrivain et juriste tunisienAdnan Limam, écrivain et juriste tunisien
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Adnan Limam, écrivain et juriste tunisien

Sputnik: En Tunisie, beaucoup ont été surpris par l’ascension fulgurante et inattendue de Kaïs Saïed. Un outsider, hors circuit politique et rejetant les codes politiques. Comment expliquez-vous ce phénomène?

Adnan Limam: «La réussite de Kaïes Saïed est à l’image de sa campagne qui fut très originale, peut-être même sans équivalent dans les annales politiques contemporaines. Des déplacements réduits au minimum, pas d’affiches électorales, des apparitions télévisées au compte-goutte: voilà un candidat qui a choisi de sortir des contraintes de la campagne électorale classique pour soumettre au peuple non pas un programme ni une idéologie politique, mais une idée politique. Celle d’en finir avec la démocratie représentative qu’il présente comme la source de tous les maux ou, en tout cas, d’une bonne partie d’entre eux.»

Sputnik: Que seraient les «maux» associés à la démocratie représentative?

Adnan Limam: «La démocratie représentative, qui a fait son temps, développe depuis un moment des travers qui commencent à apparaître un peu partout dans le monde. On voit cela en France, aux États-Unis ou même en Grande-Bretagne. Parmi les problèmes qu’elle engendre, on trouve le contrôle du mode de prise de décision par les forces de l’argent. Dans ce schéma, le peuple n’est mis à contribution qu’au moment des élections. En cette occasion, il lui est demandé de délivrer rien qu’un blanc-seing aux candidats qui se présentent. Je parle sciemment d’un blanc-seing puisqu’il s’agit d’un mandat qu’on appelle «représentatif», par opposition à «impératif». Dans ce schéma, les élus peuvent faire absolument ce qu’ils veulent durant le mandat. Et pour être élu, il faut être financé. En Tunisie, l’écrasante majorité des élus de la dernière législature avait, derrière elle, une machine électorale alimentée par l’argent.»

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Sputnik: Il y a des outils connus pour moraliser la vie publique, pour contrôler le financement des partis politiques et des candidats, tout en restant dans le cadre de la démocratie représentative. Pourquoi donc jeter le bébé avec l’eau du bain?

Adnan Limam: «Tout simplement parce que la démocratie représentative est en crise structurelle. À ce titre, ses dysfonctionnements sont perceptibles là où elle est à l’œuvre. Ce n’est donc pas uniquement le cas tunisien qui est problématique. Le phénomène des Gilets Jaunes, en France, procède d’une pareille logique. Partout, les revendications gravitent autour du fait qu’il y a des oligarchies qui utilisent les institutions comme paravent pour gouverner réellement.»

Spuntik: Beaucoup estiment que la période par laquelle passe la Tunisie n’est pas propice à une nouvelle aventure institutionnelle. Déjà que le pays a perdu trois ans pour instituer cette deuxième République, avec le résultat qu’on connaît…

Adnan Limam: «C’est pourtant l’urgence absolue! Nous avons affaire à un régime politique qui ne fonctionne pas du tout. Prenons le cas du pouvoir exécutif. Celui-ci est marqué non pas par un bicéphalisme, mais par une dyarchie. Il y a un Président et un chef du gouvernement disposant, chacun, de pouvoirs conséquents. Le pouvoir ne se partageant pas, ils se retrouvent à jouer aux coqs de basse-cour. C’est ce qui s’est passé, en 2018, entre un Président et un chef du gouvernement de la même obédience politique.

Que dire d’un chef d’une autre couleur politique, voire antagonistes? Le pouvoir exécutif tel que conçu est donc condamné à la paralysie et à s’entredéchirer. Le pouvoir législatif, lui, et du fait du mode de scrutin, est condamné à l’émiettement. Aucun parti ne pourrait jamais appliquer son programme, même s’il le voulait. Nous nous trouvons, plutôt, dans une configuration de marchandages de souks, dont le seul but est d’avoir des postes. Derrière, on trouvera les gens qui ont financé les différentes campagnes de leurs représentants pour empêcher telle loi de passer, pour favoriser telle autre loi… avec pour fil rouge leur seul intérêt.»

Sputnik : D’un autre côté, est-il juste de voir en Kaïs Saïd, qui veut réformer le système politique, un candidat du courant révolutionnaire? C’est tout de même quelqu’un dont on ne connaît aucun passé militant sous Ben Ali, contrairement à d’autres ténors de cette tendance et qui ont réalisé des scores honorables au premier tour…

Adnan Limam: «Il faut comprendre qu’il y a bel et bien eu une révolution en Tunisie, mais cette révolution n’a pas sécrété son propre système politique. Les idéaux et les rêves autour desquels la révolution s’est faite sont restés lettre morte. Je pense qu’on peut définir Kaïs Saïd comme un candidat de la mouvance révolutionnaire dans la mesure où il cherche, à travers un projet de refondation politique, à donner une expression institutionnelle au slogan révolutionnaire ‘‘le Peuple veut’’.»

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Sputnik: Quelles sont les grandes lignes de ce projet porté par Saïed?

Adnane Limam: «C’est un système politique fondé sur des structures locales élues directement par le peuple, dans les 264 délégations (circonscriptions locales) que compte le pays, le tout en recourant à un système de parrainages et de quotas impliquant toutes les catégories sociales. Ces représentants composeront ensuite, au niveau central, une assemblée législative et seront pourvus d’un mandat impératif et non plus représentatif, c’est-à-dire qu’ils pourront voir leur mandat retiré s’ils ne tiennent pas leurs promesses électorales. C’est une sorte de mixage entre centralisme démocratique et modèle de démocratie directe à la suisse.»

Sputnik: C’est donc un système politique plutôt inédit qui est proposé?

Adnan Limam: «Oui, et c’est ce qui justifie aussi que certains soient peu favorables à la proposition. Il s’agit, plus précisément, des colonisés de l’esprit, pour paraphraser l’écrivain tunisien Albert Memmi, qui ont peur de penser par eux-mêmes, peur de quelque chose qui n’a pas été expérimenté en France, ni en Grande-Bretagne ni aux États-Unis. Pourquoi? Parce que ce sont des gens qui ne veulent pas penser par eux-mêmes, mais seulement transposer ce qui existe sur une réalité qui ne l’a pas engendré. Or, nous avons justement besoin de sortir de l’attraction pesante du mimétisme.»

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Sputnik: Et dans quelle mesure son projet, justement, rejoint-il les idéaux du soulèvement de 2010-2011?

Adnan Limam: «Par le seul fait d’impliquer le peuple, de faire de ce projet une œuvre populaire, tout en prévoyant les garde-fous nécessaires et les mécanismes à même d’en contrer les dérives. Tous les habitants des zones défavorisées, et pourtant si riches, où la première étincelle de la révolution a pris feu, cesseront de percevoir l’État comme un ennemi qui spolie leurs ressources, avec une redistribution quasi nulle. Ils vont, au contraire, s’approprier l’État, une fois qu’ils seront impliqués dans sa construction politique.

C’est un gage de stabilité et de paix sociale qui, en donnant un pouvoir économique à ces structures locales, déchargera le pouvoir central. Politiquement, cela permettra au gouvernement de diffuser la grogne sur les 264 circonscriptions locales, de ne pas passer le plus clair de son temps à esquiver les attaques des uns, pour se recentrer sur d’autres priorités.»

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