En Tunisie, la toge brûle entre juges et avocats

CC BY-SA 3.0 / Dacoslett / Façade du palais de justice
Façade du palais de justice - Sputnik Afrique
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En Tunisie, rien ne va plus entre les deux piliers de la justice. Les juges ont observé 10 jours de grève, auxquels ont riposté les avocats avec «une journée de colère nationale». En cause, l’affaire d’un présumé appareil secret du parti Ennahda, qui attise les sensibilités politiques… et les réflexes corporatistes.

«Journée de colère nationale» pour les avocats tunisiens, en ce vendredi 27 septembre. Devant le Palais de Justice de Tunis et les autres tribunaux du pays, robes noires et cols blancs ont manifesté par milliers. En l’absence de justiciables, les passants qui arpentaient les couloirs des tribunaux en ces jours de grève des magistrats (du 20 au 29 septembre), pouvaient lire sur les affiches des slogans aussi injonctifs que «Soit tu classes l’affaire, soit tu demandes l’ouverture d’une information judiciaire!» ou «Non à l’agression des avocats!»

Parfois, c’était des revendications beaucoup plus classiques, à l’instar de «Liberté pour les avocats, à bas la corruption!», «le droit de la défense est le garant d’une justice indépendante». Dans leur redondance comme dans leur diversité, les slogans ne pouvaient traduire que la multitude des griefs.

Tout a commencé le 19 septembre dernier au Palais de justice de Tunis. Les avocats composant le «Collectif de défense des martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi», deux figures de la gauche tunisienne assassinées en 2013, font irruption dans le bureau du procureur de la République près le Tribunal de première instance de Tunis, accusé de faire traîner, depuis plusieurs mois l’affaire d’un présumé appareil secret lié au parti islamo-conservateur Ennahda, qui aurait des liens avec les assassinats politiques de 2013.

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La démarche visait à faire pression sur le procureur, qui aurait des accointances politiques avec Ennahda, d’après des critiques récurrentes. Au bout de quelques heures, pendant lesquelles ils ont observé un sit-in, les avocats sont délogés manu militari lors d’une intervention des forces de l’ordre. Les versions divergent à partir de ce moment. Les juges évoquent une agression «inacceptable», «flagrante» et «sans précédent» dont se seraient rendus coupables les avocats du collectif. On en veut notamment pour preuve l’état de dévastation totale dans lequel se trouvait le bureau du Procureur après le passage des avocats. Une enquête est donc ouverte contre un certain nombre d’entre eux et une grève de dix jours décrétée dans la foulée.

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Tout autre son de cloche du côté des avocats. Suite à la réunion extraordinaire du 20 septembre, l’organisation nationale des avocats tunisiens (ONAT) a «fortement condamné les agressions dangereuses» dont ont été victimes les membres du Collectif, suite à l’intervention des forces de l’ordre, sur demande du Procureur. Le barreau tunisien a également tenu celui-ci pour «responsable» de la dégradation de la situation et jugé que les actes de vandalisme imputés aux avocats procéderaient plutôt d’une «manipulation», d’une «mise en scène» savamment orchestrée, peut-on lire dans un communiqué. Le tout en regrettant la grève des magistrats, assimilée à une «escalade» et «une fuite en avant».

«Il y avait d’autres formes de protestation, autrement moins préjudiciables aux justiciables et au service public de la justice, auxquels les juges auraient pu recourir. Porter un brassard rouge, organiser un sit-in, une manifestation, ou même faire grève pendant une demi-journée à la rigueur, mais pas paralyser le service public pendant 10 jours!», regrette Maître Walid Gadouar, membre de la section régionale des avocats de Tunis, dans une déclaration à Sputnik.

Faux, réplique l’Association des magistrats tunisiens (AMT), qui a estimé que les juges ont été «obligés» de mener cette grève, vu «les agressions systématiques perpétrées par les avocats contre les juges et le fonctionnement de la justice. Ce sont des pratiques qui ne peuvent être tolérées […] dans aucun État de droit», peut-on lire dans un communiqué publié, dimanche 29 septembre.

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Escalade pour escalade, et devant la tournure prise par les événements, le barreau a porté plainte contre le Procureur en question et annoncé son intention de saisir le rapporteur spécial des Nations unies sur l’indépendance de la Justice, ainsi que la commission des Droits de l’homme des Nations unies. Le tout en insistant sur le «refus catégorique d’inviter des avocats objet d’une information judiciaire à comparaître, par attachement au principe de l’immunité de l’avocat dans l’exercice de ses fonctions».

«En réalité, c’est bien la question de l’immunité des avocats qui dérange tant certains juges, qui ne supportent plus de ne plus avoir la haute main sur les avocats, comme ce fut le temps avant la révolution de 2011», estime Maître Walid Gadouar, en faisant référence à l’article 105 de la Constitution de 2014, qui dispose que «l’avocat bénéficie des garanties légales qui assurent sa protection et lui permettent d’exercer ses fonctions». Le même article en fait des partenaires, avec les juges, dans l’instauration de la justice.

«Après les échauffourées du 19 septembre, l’affaire a pris des dimensions purement corporatistes, de part et d’autre», résume Maître Walid Gadouar.

«Il s’agit moins de l’immunité des avocats que de la tendance de certains d’entre eux à profiter de cette brèche constitutionnelle pour gagner en autorité au détriment des juges», résume un magistrat à Sputnik, citant en exemple de nombreux «coups de force» attribués à des avocats et perpétrés contre les juges.

«Alors, pour arriver à leurs fins, ils vont mettre en avant l’indépendance de la justice, qui est un argument bien commode», ajoute le magistrat, qui ne fait partie d’aucun syndicat ni association de magistrats et souhaite, à ce titre, garder l’anonymat.

Une allusion aux accusations virulentes qu’essuie, depuis plusieurs semaines, la justice tunisienne, à la suite de l’arrestation controversée de Nabil Karoui, président du parti Qalb Tounes. Accusé de «blanchiment d’argent» et «d’évasion fiscale», ce candidat au second tour de la Présidentielle, qui talonne Kaïes Saïed, favori des sondages, croupit toujours en prison, d’où il clame le statut de prisonnier politique.

En attendant, les tribunaux tunisiens ont repris leur fonctionnement normal, lundi 30 septembre, après que les différents protagonistes ont enregistré, chacun de son côté, des points «politiques». Une nouvelle trêve vient ponctuer des rapports de tension et de rivalité entre juges et avocats, dans l’attente de la conclusion d’un nouveau modus vivendi. Cet objectif dépendra de la bonne volonté des uns et des autres, mais aussi de la prochaine et nouvelle configuration du paysage politique tunisien.

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