Législatives tunisiennes: le spectre de l’émiettement

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En Tunisie, aucune majorité stable ne va vraisemblablement émerger de la nouvelle assemblée parlementaire, à la suite du scrutin législatif du 6 octobre. En cause, un mode de scrutin favorisant les petites formations, les résultats du premier tour de la présidentielle… et une désaffection pour les partis politiques.

Journée de silence électorale, en Tunisie, ce samedi 5 octobre. Mais à la veille d’un scrutin législatif décisif, les Tunisiens n’en pensent pas moins. Les intentions de vote circulant sous le manteau, depuis le début de la campagne électorale législative, le 14 septembre dernier, ne laissent place à aucun doute: Aucune majorité stable ni cohérente ne semble en mesure de se dégager, au soir du 6 octobre. Autre certitude, les islamo-conservateurs d’Ennahdha, et le parti Qalb Tounes, du magnat de l’audiovisuel Nabil Karoui, sont au coude-à-coude, avec des scores «très serrés», et probablement presqu’aussi faibles que ceux du premier tour de la présidentielle.

Hassen Zargouni, patron de l’institut de sondages Sigma Conseil, fait allusion dans ce statut Facebook, publié quelques minutes avant le silence électoral, aux dernières intentions de vote dont il a pris connaissance.

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Partout, dès lors, sur les réseaux sociaux, les appels au «vote utile» fusent, pour parer à l’émiettement des voix. Les indécis sont invités, tantôt à faire barrage aux «islamistes», aux «populistes», et autres positionnements idéologiques «dangereux», tantôt à mettre un coup d’arrêt aux «corrompus», aux «mafieux» et «néo-colonialistes». Le même antagonisme, somme toute, qui caractérise les débats autour du second tour de la présidentielle. Celui-ci opposera le conservateur et professeur de droit constitutionnel Kaïs Saïed au magnat de l’audiovisuel Nabil Karoui, aux arrêts depuis un mois et demi pour «blanchiment d’argent» et «évasion fiscale». Autant dire que la présidentielle a bien influencé ce scrutin législatif du 6 octobre. «L’effet d’entraînement» n’opèrera, toutefois, qu’à moitié, contribuant ainsi au mosaïsme du prochain parlement.

Un effet d’entraînement imparfait

Un scrutin législatif «en sandwich» aurait pu constituer, pourtant, la recette rêvée d’une majorité parlementaire confortable. Dans les régimes parlementaires et assimilés, le bon sens électoral désigne, le plus souvent, une majorité législative compatible avec la couleur politique du favori du second tour de la présidentielle. L’objectif étant de donner à celui-ci les moyens de gouverner, une fois élu.

Pour que l’effet d’entraînement soit opérationnel, encore faudrait-il que le candidat soit un homme de parti, et qu’il dispose effectivement d’une machine électorale suffisamment puissante pour transformer la majorité présidentielle en majorité législative. Cela ne semble pas être le cas de Kaïs Saïed, un indépendant sans prolongement partisan.

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Pas d’effet d’entraînement… mais plutôt un effet «d’agrippement», de la part de partis désirant surfer sur la vague Kaïs Saïed pour maximiser leurs résultats aux législatives. Un procédé plutôt controversé, et même contesté. D’abord parce que ces mêmes partis se revendiquant, aujourd’hui, de Saïed l’avaient affronté, souvent sans le ménager, au premier tour de la présidentielle. Ensuite, parce que leur façon de s’en réclamer est plutôt… cavalière. La coalition Al-Karama, de tendance «révolutionnaire», n’a pas hésité, par exemple, à associer sur une affiche électorale, le portrait de Saïed à celui de son dirigeant, le très controversé Seifeddine Makhlouf.

​Du côté du parti islamo-conservateur Ennahdha, thuriféraire d’une politique consensuelle, en 2015, avec «les modernistes», on n’hésite pas à s’affirmer chantre de la rupture révolutionnaire, et à adopter les éléments de langage propres aux sans-culottes tunisiens, pour surfer sur l’élan révolutionnaire qui s’est exprimé fortement au lendemain du premier tour de la présidentielle.

Tout autre choix à part un vote pour Kaïs Saïed au second tour de la présidentielle, et pour Ennahdha aux législatives, est en fait, un vote en faveur «des suppôts du colonialisme», des «sionistes», de la «mafia» et des «petits-enfants des spahis qui ont fait souffrir notre peuple, ont pillé ses richesses et bradé sa souveraineté…», exhorte Noureddine Bhiri, un des dirigeants historiques d’Ennahdha.

Pour Adnan Limam, ancien professeur de droit public à l’université de Tunis, l’émiettement des voix est surtout le résultat d’un mode de scrutin qui ne favorise pas la constitution de majorités limpides et cohérentes. «Même par rapport à l’élection de 2014, nous serons cette fois-ci loin du compte», prédit-il dans un entretien avec Sputnik. À l’époque, les résultats avaient donné deux principaux vainqueurs, avec respectivement 37,5% et 27,7%, talonnés par des poussières de formations.

«Nous allons droit vers l’émiettement. C’est la résultante directe du mode de scrutin adopté [proportionnelle aux plus forts restes, ndlr] qui risque de provoquer une instabilité institutionnelle et politique sans précédent surtout au regard de la nouvelle donne politique en Tunisie», poursuit Adnan Limam.

Une désaffection pour les formations politiques classiques

Cette nouvelle donne politique est le résultat d’une mutation de l’antagonisme «modernistes» et «islamistes», sur lequel les électeurs avaient réglé leur attitude en 2014. L’islamisme, qui n’a plus le vent en poupe, a dû en effet se rapprocher des courants dits «révolutionnaires», qui se définissent comme des antisystèmes. Des antisystèmes se retrouvent, également, dans le camp dit des «modernistes», à l’instar de l’association 3ich Tounsi, qui s’est présentée aux élections et entend bousculer le paysage politique traditionnel.

«Il y a un phénomène de désaffection massive par rapport aux partis traditionnels. C’est la résultante de la disparition de la scène politique d’hommes politiques rassembleurs, comme le Président Béji Caïd Essebsi, décédé en juillet dernier. La tendance populaire consiste, alors, à chercher de nouveaux visages, à aller vers ceux qui développent un nouveau discours, une nouvelle façon de faire de la politique», décrypte Adnan Limam en précisant que «la désaffection par rapport aux partis politiques traditionnels est une tendance universelle».

La composition du nouveau parlement sera tranchée, en tout état de cause, le 6 octobre, par les sept millions d’électeurs tunisiens qui départiront quelque 15.000 candidats qui se disputent les 217 sièges de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Pour peu que les craintes de mosaïsme se vérifient, «cela rendra cauchemardesque la question de la formation de gouvernement», prédit Limam.

 

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