Au Moyen-Orient, «Poutine est très tenté de prendre le rôle des Américains»

© Sputnik . Alexey Nikolsky / Accéder à la base multimédiaVladimir Poutine offre un objet d'art fait d’une défense de mammouth au prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane
Vladimir Poutine offre un objet d'art fait d’une défense de mammouth au prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane - Sputnik Afrique
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Suite au désengagement américain du Moyen-Orient, d’autres acteurs s’activent pour prendre le leadership. Et la Russie semble être en pole position. Sputnik France revient avec Olivier Da Lage, rédacteur en chef de RFI et spécialiste de la région, sur les enjeux d’une géopolitique régionale en pleine métamorphose.
«La nature a horreur du vide, la géopolitique aussi.»

La première visite depuis douze ans de Vladimir Poutine en Arabie saoudite et dans les Emirats arabes unis l’exemplifie parfaitement. Alors que les États-Unis réduisent leur présence et leur influence au Moyen-Orient en revenant vers un traditionnel isolationnisme, d’autres acteurs viennent combler ce vide, à commencer par la Russie.

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De leur côté, les monarchies du Golfe cherchent à marquer leur distance vis-à-vis de Washington, surtout depuis le manque de soutien de la Maison-Blanche à l’Arabie saoudite suite à l’attaque du site pétrolier d’Aramco. C’est ce qu’explique Alexeï Malachenko, directeur de recherche au think tank Institut du dialogue des civilisations à Moscou, à nos confrères de l’Opinion:

«Mohammed ben Salmane tâche de réorienter la politique étrangère saoudienne, de sorte que Riyad ne soit plus tributaire de Washington.»

​Les autorités russes prennent depuis quelque temps de plus en plus d’initiatives diplomatiques et stratégiques dans la région afin de multiplier les liens avec les différents acteurs. Pourtant, entre les monarchies du Golfe et la Russie, les relations n’ont pas toujours été au beau fixe. Les divergences entre les deux pays sur des dossiers brûlants comme la Syrie ou l’Iran ne laissaient pas présager, il y a de ça deux ans, qu’un rapprochement pourrait avoir lieu. Et pourtant.

Reçu en grandes pompes à Riyad puis Abu Dhabi les 14 et 15 octobre, le Président russe s’est affiché, tout sourire, avec les dirigeants des deux pays, pourtant hostiles à son allié iranien. Au programme: discussions sur l’architecture de sécurité au Moyen-Orient, sur la régulation des prix des ressources naturelles et signatures de contrats aux sommes faramineuses dans le secteur des technologies de pointe.

 «Toute notre coopération vise à renforcer la paix, la sécurité dans la région et à stabiliser la situation dans le secteur énergétique mondial. Tout cela donne des résultats positifs», a déclaré Vladimir Poutine lors de sa visite à Riyad.

Cette architecture de sécurité régionale en pleine mutation soulève d’importantes questions sur le rôle des différentes puissances régionales et internationales: quelle est la stratégie de la Russie au Moyen-Orient? Comment se matérialise-t-elle? Sputnik France fait le point sur ces questions lourdes avec Olivier Da Lage, rédacteur en chef de RFI, spécialiste et auteur de nombreux ouvrages sur le Moyen-Orient et la péninsule arabique.

Sputnik France: On a vu des dirigeants enthousiastes de se rencontrer à Riyad, puis à Abu Dhabi lors de la visite de Vladimir Poutine en Arabie saoudite puis aux Émirats. Où en sont les relations entre la Russie et les monarchies du Golfe (sauf le Qatar)?

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Olivier Da Lage: «Elles sont plutôt bonnes, je dirais même pragmatiques. Ces monarchies ont pris acte que la Russie avait pris la main dans la région, notamment dans le dossier syrien. D’autre part, elles sont un peu inquiètes de l’inconstance de Donald Trump et se demandent si la garantie américaine jouera. Je dirais donc que ces relations sont ouvertes J’ajoute qu’il y a des intérêts pétroliers et gaziers communs qui font que ces pays ont des choses à se dire. Finalement, les circonstances géopolitiques actuelles justifient un renforcement de ces relations.» 

Sputnik France: Ce rapprochement ne risque-t-il pas du point de vue russe de heurter l’allié traditionnel iranien? Ça ressemble tout de même à un jeu dangereux…

Olivier Da Lage: «Effectivement. C’est à la fois la force et la faiblesse de la position russe. C’est-à-dire que la Russie a réussi à s’imposer comme l’acteur international qui parle à toutes les parties, que ce soit les Israéliens, les monarchies du Golfe, les Turcs, les Iraniens… Cette position présente aussi un certain nombre de limites. À un moment donné, on ne peut pas dire à tout le monde «on est d’accord avec vous», ça ne marche pas. Il faut donc savoir où mettre les réserves et, courir le risque que les relations se dégradent.»

Sputnik France: La Russie s’est proposée comme médiatrice dans des discussions entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Il y a quelques jours, elle a facilité des discussions entre les forces kurdes et le gouvernement syrien. Il y a quelques semaines, la diplomatie russe mettait en avant un système de sécurité collective dans le Golfe, qu’elle défend toujours. Au fond, quel est le but de cette stratégie de facilitateur?

Olivier Da Lage: «Il est clair que Vladimir Poutine est très tenté de prendre le rôle longtemps tenu par les Américains dans beaucoup de dossiers au Proche-Orient. Son action a été décisive en Syrie, mais pose d’autres problèmes par ailleurs, car la Russie a contribué à faire de très nombreux morts à Alep et Idleb. Il faudra que la Russie se rende compte qu’on ne peut avoir tous les pouvoirs, en particulier au Moyen-Orient. Les Américains ont appris à leurs dépens, que leur rôle de numéro un dans la région ne leur permettait pas d’imposer, ou d’influencer de manière déterminante, un processus. Et ce, qu’il s’agisse du processus israélo-palestinien, ou autre. Aussi, le fait que les Américains ne parlent pas avec les Iraniens les privaient d’une marge de manœuvre importante.

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De leur côté, les Russes ne sont pas les seuls à agir dans la région. Par exemple, le Premier ministre pakistanais Imran Khan s’est également proposé pour jouer les facilitateurs entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Certes, le Pakistan est moins puissant que la Russie, mais c’est un pays musulman, et il entretient de bonnes relations avec l’Arabie saoudite et l’Iran. Le risque pour la Russie est donc de penser qu’elle peut tout faire au Moyen-Orient, ce qui n’est pas le cas.»

Sputnik France: Vous confirmez donc que la Russie essaye de combler un vide laissé par des États-Unis de plus en plus isolationniste?

Olivier Da Lage: «Très clairement. Je pense qu’il y a deux aspects. D’une part, des aspects bilatéraux, c’est-à-dire que la Russie cherche à améliorer ses positions individuelles dans chacun des états de la région. De l’autre, un aspect régional: "la nature a horreur du vide", la géopolitique aussi. À partir du moment où l’administration Trump montre un désintérêt pour ce qu’il se passe au Moyen-Orient, il est logique que d’autres cherchent à prendre la place. De ce point de vue, la Russie est mieux préparée, car elle à une longue histoire dans la région et une stratégie. D’autres acteurs ne sont pas encore prêts à jouer ce rôle, je pense à l’Inde qui n’a pas cette ambition globale, et la Chine qui n’est pas encore préparée à ce jouer ce rôle, même si ça viendra peut-être. Donc oui, il y a avait une carte à jouer pour le gouvernement russe, qui l’a joué.»

Sputnik France: Entre une Amérique qui se recroqueville sur elle-même et une Russie qui semble étendre sa zone d’influence dans la région, n’y a-t-il pas une place pour une voix européenne? Quelle est la stratégie pour l’Europe dans tout ça?

Olivier Da Lage: «Dire qu’il y a une "stratégie", c’est un grand mot. Il y a une politique européenne au Moyen-Orient, mais l’Europe est absorbée par ses problèmes internes, comme le Brexit, la mise en place de la nouvelle commission. Il y a aussi quelques désaccords entre plusieurs pays, certains pays de l’Est notamment, qui sont plus proches d’Israël que les autres membres traditionnels de l’Union Européenne (UE). Cela rend extrêmement difficile le fait d’articuler une politique globale, et d’autre part l’UE n’est pas une puissance militaire. Au Moyen-Orient, donc, l’influence des européens, qu’il ne faut pas sous-estimer non plus, est plutôt orientée vers une forme de soft-power, qui trouve aujourd’hui ses limites face à une situation dans laquelle les armes sont en train de parler.»

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Sputnik France: Et à l’échelle française?

Olivier Da Lage: «C’est la même chose. La France a de l’influence dans un certain nombre de pays, je pense en particulier aux pays arabes du Golfe. C’est un peu plus compliqué avec Israël, avec l’Iran aussi, mais dans tous les cas, au Moyen-Orient, la France toute seule ne peut rien faire.»

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