Boko Haram: entre attaques et enrôlements forcés au Cameroun

© AP Photo / Jossy OlaUn village nigérian attaqué par Boko Haram (archive photo)
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Tandis que l’on s’interroge encore sur la montée des offensives de Boko Haram dans la région du lac Tchad, le bilan ne cesse de s’alourdir. Des villageois ont été décapités et 17 autres enlevés au Cameroun. Frank Ebogo, expert en relations internationales et études stratégiques, décrypte le mode opératoire du groupe djihadiste pour Sputnik.

Le bassin du lac Tchad connaît une recrudescence d'attaques de la secte Boko Haram. Les assauts des djihadistes deviennent quasi quotidiens depuis quelque temps déjà, avec en prime une montée de l’atrocité dans le mode opératoire.

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Au Cameroun, les corps de trois villageois kidnappés vendredi 6 décembre dernier, dans l’Extrême-Nord, par le groupe djihadiste nigérian ont été retrouvés décapités le lendemain. Les victimes étaient des habitants du village de Tolkomari, situé dans l’arrondissement de Kolofata, à environ 10 km de la frontière avec le Nigeria et son État de Borno, le fief historique de la secte. Mercredi 4 décembre, 17 jeunes Camerounais avaient également été kidnappés par Boko Haram à une soixantaine de kilomètres au sud, à Mbreche, près de Maroua, toujours à l’Extrême-Nord. L’armée camerounaise s’est lancée, depuis, dans des recherches restées vaines à ce jour.

Après une relative accalmie en 2018, les assauts de la secte islamiste sont montés d’un cran dans la région du lac Tchad (Cameroun, Tchad, Nigéria et Niger). Au Cameroun, les membres de Boko Haram multiplient les offensives meurtrières, les mutilations et les enlèvements dans la partie septentrionale située aux confins de quatre pays – Nigeria, Niger, Cameroun et Tchad – où ils sont très actifs. Selon un récent rapport d’Amnesty International, entre janvier et novembre 2019, au Cameroun, au moins 275 personnes ont été tuées au cours d’attaques de Boko Haram, soit un ratio de 25 par mois. 225 d’entre elles sont des civils. Le docteur Frank Ebogo, universitaire camerounais,  expert en relations internationales et études stratégiques à l'université Yaoundé 2, auteur de l’ouvrage Les mobilisations collectives anti-Boko Haram au Cameroun (Ed. Publibook, Paris,  2019), décrypte le mode opératoire de la secte djihadiste pour Sputnik.

© Photo Frank EbogoDr Frank Ebogo, universitaire camerounais.
Boko Haram: entre attaques et enrôlements forcés au Cameroun - Sputnik Afrique
Dr Frank Ebogo, universitaire camerounais.

Sputnik: Depuis quelques semaines, les exactions de la secte terroriste Boko Haram ont gagné en intensité dans la région septentrionale du Cameroun. Comment expliquez-vous cette recrudescence des attaques?  

Frank Ebogo: «Recrudescence n’est pas le mot juste. Il serait plus judicieux de parler de la faible médiatisation de ce conflit asymétrique. Parce que la conjoncture sécuritaire actuelle au Cameroun est marquée par la crise anglophone. Ainsi, on a souvent tendance à oublier qu'il y a un autre conflit qui se joue dans le bassin du lac Tchad. Lorsque les médias ne relaient pas suffisamment ce qui se passe sur le front, on a l'impression que finalement Boko Haram n'agit plus ou même qu'il s'agit d'une menace qui est en train d'être éradiquée. Ce n’est pas le cas.  Si on se situe dans la logique d'un conflit asymétrique, on aura des épisodes de fortes attaques du groupe terroriste, mais aussi des épisodes d’accalmie. Je crois que ces périodes s'expliquent par le fait que, de part et d'autre, on est dans des stratégies d'adaptation par rapport à la menace, mais également des stratégies consistant à contourner le dispositif de défense mis en place.»

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Sputnik: Ces derniers temps, la secte djihadiste multiplie des cas d'enlèvements et de décapitations. Peut-on mettre ces pratiques sur le compte d’un nouveau mode opératoire?  

Frank Ebogo: «Ces actes odieux s’inscrivent davantage dans le registre asymétrique, mais cela ne veut pas dire que Boko Haram a définitivement renoncé aux attaques frontales contre l'armée camerounaise ou celles des autres pays de la sous-région. La secte djihadiste arrive à s'adapter par rapport à la réponse qui lui est opposée par l'armée camerounaise. On a deux registres: le registre symétrique marqué par cette espèce de guerre quasi conventionnelle entre Boko Haram et l'armée camerounaise, mais également le registre asymétrique qui est dominé par le recours à la stratégie du chaos.»

Sputnik: Et que dire des cas d’enlèvement de jeunes filles et garçons, est-ce que ce sont des stratégies de recrutement forcé opérées par Boko Haram?

Frank Ebogo: «Il s'agit de recrutements forcés où on voit bien que Boko Haram procède à des raids dans certains villages et recrute de manière forcée tous les «gros bras» pour gonfler ses effectifs. Lorsqu'on parle des enlèvements massifs dans certaines localités, cela obéit justement à cette logique de renforcement des effectifs de la secte puisque de manière quotidienne, elle perd des hommes sur le terrain des opérations.»

Sputnik: Quel regard jetez-vous sur de cette vague d’enlèvements?

Frank Ebogo: «Les armées et les entreprises criminelles misent sur le facteur humain pour obtenir gain de cause sur le théâtre des opérations. Lorsque vous avez une composante armée qui est sous-équipée et peu nombreuse, vous avez de très fortes chances de ne pas pouvoir obtenir la victoire. Les raids opérés par Boko Haram dans certaines localités périphériques du territoire camerounais obéissent à cette logique-là: la logique d'enrôlement.

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On constate plusieurs types recrutements. Il y a les incorporations volontaires, qui concernent généralement tous ceux qui adhérent à l'idéologie djihadiste ou alors tous ceux qui acceptent de combattre aux rangs de la secte terroriste contre rétribution. Mais cette forme de recrutement se fait de plus en plus rare. Par conséquent, Boko Haram a dû revoir sa stratégie d'enrôlement et opère maintenant de manière forcée, lors d’expéditions dans des villages. Et lorsque vous suivez les événements, vous vous rendez compte que la plupart des raids de Boko Haram se soldent par des enlèvements massifs afin de gonfler ses effectifs puisque l'armée camerounaise, mais aussi la coalition internationale, est en train de porter des coups durs à cette secte terroriste qui essuie beaucoup de pertes en vies humaines.»

Sputnik: Alors que les attaques de la secte continuent de s’intensifier sur le terrain, l'hypothèse d'une main cachée est fortement soutenue par certaines voix. Ce postulat est-il fondé? 

Frank Ebogo: «Il y a généralement deux thèses qui sont invoquées pour expliquer la résurgence de Boko Haram sur le territoire camerounais. La première est d'inspiration complotiste et consiste à dire que derrière les activités de Boko Haram se cacherait l'activisme politique de l'élite du grand Nord du Cameroun. En 2015, on a entendu parler de la connivence entre cette élite politique et la secte terroriste Boko Haram et cette hypothèse a prospéré au Cameroun. Un autre versant de cette thèse consiste à dire que derrière tout ce que nous voyons se cache la main des puissances étrangères.

La seconde thèse, que je partage, est que Boko Haram est en réalité une secte terroriste nigériane qui a vu ses activités déborder sur les territoires voisins du Nigeria au vu de son agenda qui consistait à mettre en place un Khalifa. Je pense que même si Boko Haram est une secte terroriste nigériane, il y a eu des sympathies qui ont été manifestées, notamment par un certain nombre d'acteurs politiques et économiques de la sous-région. Mais une chose est sûre, Boko Haram avait au départ un agenda circonscrit au territoire nigérian et ce territoire-là s'est étendu vers l'ensemble de la sous-région en 2009.»

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Sputnik: Toutes les initiatives prises pour la pacification du bassin du lac Tchad se sont révélées insuffisantes jusqu’ici. Comment l’expliquer et quelle solution préconisez-vous pour mettre définitivement Boko Haram hors d’état de nuire?

Frank Ebogo: «On distingue deux types de solutions: conjoncturelles et des structurelles. 

Les solutions structurelles concernent le développement, l'emploi jeune, l'insertion de la femme dans les politiques de développement. Je crois qu'à ce niveau, pour percevoir les résultats, il faudra encore beaucoup de temps. 

Les solutions conjoncturelles s'articulent généralement autour de la réponse militaire parce qu'avant d'envisager le long terme, il faudrait d'abord travailler au retour à la paix. On peut remarquer qu'il y a eu accalmie et que la situation d'insécurité qui prévalait entre 2014 et 2015 s'est nettement améliorée. Mais il faudra beaucoup de temps pour qu'on arrive à un retour total à la paix et à la sécurité dans ces localités.»

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