Forces spéciales américaines: le burnout?

© AFP 2023 PHILIPP GUELLANDForces spéciales américaines
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Depuis 2001, l’Amérique livre une guerre sans fin au Moyen-Orient. Des récents scandales au sein de ses troupes d’élite révéleraient des failles organisationnelles profondes, selon le commandement américain des opérations spéciales. Ce rapport non classifié témoigne d’une tentative d’introspection. Analyse.

Dans ce coin désertique d’Afrique, les militaires suffoquent. Le détachement de forces spéciales progresse la nuit et s’immobilise quand le soleil en est à son zénith. Un berger passe devant eux, les aperçoit, et les salue de la main. Mais en terrain hostile, n’importe quel civil peut menacer la mission. Rapportera-t-il aux ennemis avoir vu des soldats français et faut-il alors l’abattre? Le dilemme est insoutenable. Mais heureusement, les commandos marine ne sont qu’à l’entraînement à Djibouti. Le berger continuera de garder son troupeau dans ce désert, et les militaires français ne seront jamais pris en embuscade.

Cette anecdote, relatée par Julien B. dans son essai Homme d’action (éditions Amphora, 2019) projette le lecteur dans les dilemmes moraux qui ne manquent pas de troubler les missions des forces spéciales. A n'en pas douter, les situations extrêmes auxquelles font face ces hommes d'exception ne sont pas seulement physiques.

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Aux États-Unis, ce lien entre éthique et efficacité militaires semble en crise. Plusieurs scandales dramatiques ont touché les Forces spéciales. On pense d’abord à celui d’Edward Gallagher, officier des Navy SEALS: une affaire qui a secoué l’Amérique, mais surtout divisé les hommes de ces unités d’élite, pourtant réputés pour leur esprit de corps inébranlable. Entre septembre 2018 et juillet 2019, Gallagher a été traduit en cour martiale pour crimes de guerre, accusé d’homicide au couteau d’un prisonnier de Daech, avec préméditation. Il s’agissait d’un adolescent de 15 ans blessé et anesthésié. Gallagher était aussi inculpé pour avoir posé avec la tête du prisonnier, dans une photographie ensuite envoyée à des amis. Le militaire a aussi été accusé d’avoir abattu deux civils irakiens, un vieil homme et une jeune femme.

Acquitté d’avoir assassiné un prisonnier de guerre

«Cela ne le dérangeait pas de tuer toute personne qui bougeait», «le mec est complètement taré», «le mec est toxique», déclarèrent différents membres des SEALS durant la procédure. Gallagher fut accusé d’obstruction à la justice pour avoir menacé les témoins potentiels. Mais la procédure a pris un tour intensément politique, Donald Trump ayant publiquement soutenu le SEAL, l’accueillant dans sa propriété en Floride et intervenant pour que son emprisonnement soit commué en résidence à domicile. Gallagher sera finalement acquitté des meurtres: le médic', témoin au procès, avoua avoir achevé lui-même le prisonnier pour lui éviter la torture par les Irakiens. Le SEAL sera toutefois jugé coupable d’avoir posé en photo à côté du cadavre. Sa peine de quatre mois d’emprisonnement ayant déjà été purgée, il sortit libre et conserva ses droits de vétéran de la Marine américaine.

© AFP 2023 Sandy HuffakerEdward Gallagher et son épouse Andrea, le 2 juillet 2019. Au terme d"un procès tendu, le Navy SEAL a été acquitté d"homicide.
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Edward Gallagher et son épouse Andrea, le 2 juillet 2019. Au terme d"un procès tendu, le Navy SEAL a été acquitté d"homicide.

La pression sur les Forces spéciales allait-elle retomber? C’était sans compter sur des accusations de viol à l’encontre d’un autre SEAL (sur une collègue) ou sur une sordide histoire de bizutage ayant conduit à la mort d’un militaire. Cette succession d’affaires dramatiques a jeté le discrédit sur l’élite des forces armées américaines. Pour endiguer la crise, le commandement des opérations spéciales (USSOCOM) a rendu public un rapport le 23 janvier dernier. Le général Clarke, tête de l’USSOCOM, avait ordonné une enquête pour «conserver la confiance du peuple américain et de nos dirigeants politiques

Le sujet était donc pour le moins sensible. Mais, évitant les polémiques, le rapport n’examine aucun incident spécifique. Il visait en effet à identifier les failles de l’organisation des forces spéciales, afin «d’améliorer la chaîne de commandement» et de souligner l’importance essentielle d’«une solide fondation éthique et culturelle.» Exit aussi le problème et l’impact potentiel du stress post-traumatique, malgré leur risque élevé: 12,5% des soldats américains déployés en Irak ont été diagnostiqués d’un tel syndrome.

«La grande majorité de notre personnel maintient les normes de conduite les plus élevées au quotidien», déclarait le Général Clarke, «et ils le font dans certaines des conditions les plus difficiles au monde.» Indéniablement, les Forces spéciales sont en première ligne: leurs missions sont à la fois les plus sensibles et les plus risquées. La neutralisation du leader de Daech, Abu-Bakr Al-Bagdadi en octobre 2019, ou celle d’Oussama Ben Laden en mai 2011, sont à mettre à leur actif.

Dans l’absolu, depuis les années 90, l’outil Forces spéciales a été considérablement développé par les armées occidentales, et au premier chef par les États-Unis, fondant leur suprématie militaire à la fois sur ces soldats d’élite et sur une supériorité technologie écrasante. Les conflits contemporains n’opposent plus deux armées conventionnelles: ils se font désormais asymétriques, contre des insurgés souvent insaisissables, qui se fondent sans peine dans le décor et la population. Des guerres qui se révèlent particulièrement ingrates pour les troupes.

18 années de conflits incessants

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Mais, engagées depuis près de vingt ans dans des conflits au Moyen-Orient, en Asie centrale ou en Afrique, dont les États-Unis ne parviennent pas à sortir victorieux, les Forces spéciales américaines sont-elles moralement fragilisées? Un comble, pour le pays qui se prétend bien souvent moralement exceptionnel. À demi-mot, le rapport répond par l’affirmative, avançant que le commandement «établissait parfois des conditions favorables à un comportement inapproprié». En effet, «dans certains cas, l’attention culturelle de l’USSOCOM à l’emploi des FOS et à la réalisation des missions se faisait au détriment du leadership, de la discipline et de la responsabilité

Pour les auteurs du rapport, le constat est sans appel:

«La demande globale de forces d’opérations spéciales au cours des 18 dernières années […] combinée à une culture des forces des opérations spéciales axée sur l’emploi de la force et l’accomplissement de la mission, a conduit à un rythme opérationnel élevé et soutenu qui remet en question l’intégrité de l’unité et le développement des leaders, et érode la préparation.»

18 années de guerres incessantes se paient. La machine militaire américaine pousse et exige de ses hommes une excellence guerrière, sans les préparer suffisamment aux circonstances d’un conflit et sans garantir l’autorité capable de tenir les hommes. Or, un opérateur des Forces spéciales n’est pas un soldat d’élite grâce à sa seule faculté à tuer. Est-ce une conséquence ultime d'une société traversée par la violence, et d'une armée américaine trop ignorante des pays où elle intervient? 

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En tout, l’USSOCOM coiffe 60.000 hommes et femmes, qu’ils soient Rangers, SEALS ou Special Forces. Pour un budget de 14 milliards de dollars

Dans un récent entretien accordé à Sputnik, le Colonel Jacques Hogard, ancien officier de Légion et des forces spéciales françaises et aujourd'hui dirigeant du cabinet EPEE, craignait une «américanisation de la guerre» dans l’intervention au Mali. Comme l'armée américaine, l'opération Barkhane use... et abuse peut-être, des unités non conventionnelles au Sahel:

«Nos gars font un travail formidable, mais on sort du cadre qui devrait être celui de l’emploi de ces forces d’élite. Les Forces spéciales ne peuvent pas tout faire. Il ne faut pas les épuiser dans un combat tactique, mais sur des objectifs d’ampleur stratégique, fondamentale. Il existe des unités conventionnelles parfaitement capables de mener ce travail au niveau tactique.»

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Si, fort heureusement, les unités d’élite françaises se révèlent exemplaires, accumulant les faits d'armes au Sahel sans les assombrir de la moindre bavure, les scandales aux États-Unis doivent alerter. En première instance, qu'il appartient aux décideurs politiques et militaires de maintenir des conditions d’emploi optimales pour les forces spéciales et, peut-être surtout, d'écarter tout impérialisme hasardeux.

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