Moreau-Defarges: «Non, la mondialisation n’apporte pas la paix»

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Alors que l’augmentation des échanges devait mener à la paix perpétuelle après la Guerre froide, la mondialisation n’a pas eu les effets escomptés. L’avènement des populismes et les récentes tensions commerciales sino-américaines en témoignent. Paix et mondialisation, un oxymore? Philippe Moreau-Defarges, ancien diplomate et essayiste, nous répond.

Avec 563 morts et 28.000 contaminations, le coronavirus fait des ravages en Chine et dans le monde. Partie de la ville de Wuhan, l’épidémie a déjà touché plus de vingt pays. L’Organisation mondiale de la Santé a été prévenue par les autorités chinoises le 31 janvier. L’augmentation exponentielle des échanges de biens, de services et de personnes, accompagnée de l’ouverture progressive des frontières depuis des dizaines d’années, expliquent la diffusion planétaire de la pandémie. Peut-on dire alors que la mondialisation libre-échangiste est un bienfait?

Sputnik a interrogé à ce sujet Philippe Moreau-Defarges, ancien diplomate et spécialiste des relations internationales, qui a publié en janvier l’ouvrage Une histoire mondiale de la paix (Éd. Odile Jacob). L’homme, très affable et bien connu des médias, assume un discours libéral sans être naïf, et préconise un contrat social planétaire. Nous l’avons cuisiné à son domicile.

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Face au coronavirus, la réaction tardive de nombreux gouvernements a été de fermer les frontières physiques avec la Chine, comme la Russie, ou d’arrêter les vols réguliers avec ce pays. Selon le classement de l’université Johns-Hopkins, Roissy-Charles-de-Gaulle est l’aéroport le plus exposé en Occident du fait du nombre de ses liaisons avec la Chine.

La mondialisation est-elle inéluctable?

Philippe Moreau-Defarges estime évidemment que la diffusion du virus «est liée à la mondialisation», mais qu’elle est «inéluctable». Selon lui, impossible d’empêcher la circulation des biens et des personnes, car les États ont trop peu de moyens pour contrôler efficacement des frontières de plus en plus poreuses. Faut-il pourtant s’en réjouir? Il se montre tout à fait réaliste quant aux excès d’une trop grande ouverture, en citant des exemples historiques:

«Non, la mondialisation n’apporte pas la paix. Pourquoi? Parce qu’on voit bien que les grandes poussées de mondialisation, par exemple, 1850-1914, ont conduit à la guerre. Chaque poussée de mondialisation –et nous le vivons aujourd’hui– appelle à un choc en retour. […]
Dans les années 30, il y a un formidable phénomène de renfermement des États sur eux-mêmes, parce qu’il y a un rejet de la mondialisation. Nous sommes en train de vivre ça et évidemment ça se terminera mal. Pourquoi? Parce que ce renfermement des frontières va faire que les échanges vont diminuer, les sociétés vont s’appauvrir.»

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Faut-il y voir la raison de la montée des populismes, de Matteo Salvini, Donald Trump, Marine Le Pen? Avec un tel parallèle, le point Godwin est vite atteint, me direz-vous. En attendant, il serait intéressant de savoir si cette mondialisation est réellement inéluctable. Vivons-nous la fin de l’Histoire, comme pouvait l’imaginer l’économiste américain Francis Fukuyama en 1992?

L'Europe face aux «puissances dures»

La fin de la guerre froide a laissé un temps présager à certains que l’âge de la démocratie libérale était arrivé et qu’elle allait se répandre sur toute la Terre. L’Union européenne, l’Onu devaient prendre le pas sur des États-nations affaiblis, qui avaient prouvé leur vulnérabilité au XXe siècle: l’ère du supranational. Une telle vision apparaît totalement anachronique aujourd’hui, alors que conflits et oppositions –internes et externes– à la doxa occidentale n’ont jamais été aussi vifs.

« La période que nous vivons est très inquiétante. Une grande guerre peut très bien réapparaître », juge d’ailleurs l’auteur d’« Une histoire mondiale de la paix ».

Même les systèmes supranationaux ont du plomb dans l’aile. Ainsi, depuis le 31 janvier 2020, l’Union européenne ne comprend-elle plus que 27 membres, à cause du Brexit. Face aux nombreux euroscepticismes et aux «régimes illibéraux», il est évident que la technocratie européenne n’est plus à même de proposer un discours capable de réenchanter les peuples européens. Philippe Moreau-Defarges est lucide quant à l’échec de l’UE en tant que fédération.

«On n’a pas réussi à créer un sentiment européen d’identification collective. Au fond, l’Europe reste une affaire technocratique menée par des bureaucrates. On n’a pas réussi à créer une forme de peuple européen.»

L’auteur d’Une histoire mondiale de la paix estime pourtant que l’Europe doit aller plus loin et s’ouvrir à la Méditerranée, en créant un vaste espace commun avec l’Afrique et même une partie du Moyen-Orient. Nicolas Sarkozy en a promu en 2008 une ébauche avec l’UPM (Union pour la Méditerranée), qui s’est cassée les dents sur les dissensions historiques et politiques entre les nombreux pays impliqués.

«Le grand défi de l’Europe, c’est la Méditerranée. L’Europe n’a d’avenir que si elle est ouverte et si elle crée un vaste espace qui inclut d’abord la Méditerranée, l’Afrique et même une partie du Moyen-Orient. Quand vous parlez de ça aux Européens, ils ne veulent pas en entendre parler. C’est ça le problème», estime Philippe Moreau-Defarges.

En 2017, Emmanuel Macron a tenté d’approfondir les institutions de Bruxelles. Des ambitions brisées sur l’autel de la rigueur budgétaire allemande. À l’intérieur et surtout à l’extérieur, l’Europe reste une puissance commerciale de premier plan, mais également un nain politique face aux géants chinois et américain et même dans une certaine mesure face à la Russie, laquelle se retrouve dans une conjoncture délicate:

«La Russie est dans la même situation que l’Union européenne, elle est prise entre les deux colosses», estime l’ancien diplomate.

L’un des grands mantras fondateurs de l’Union européenne est de répéter inlassablement, «L’Europe, c’est la paix». Vraiment? Les institutions européennes, à commencer par la CECA ou le traité de Rome, ont-elles réellement évité les conflits en Europe? Faut-il notamment passer sous silence les guerres de Yougoslavie? Si Philippe Moreau-Defarges insiste sur le fait que «les hommes apprennent», il admet que la paix en Europe occidentale depuis soixante-dix ans est due à un facteur exogène:

«Ce qui a apporté la paix en Europe depuis 1945, c’est la mise sous tutelle de l’Europe par deux colosses, les États-Unis et l’Union soviétique.» 

Le choc entre la Chine et les États-Unis 

Dans son ouvrage, qui traite de la paix –et donc inévitablement de la guerre–, le spécialiste des relations internationales évoque longuement le choc entre les deux grandes puissances mondiales du moment, les États-Unis et la Chine. C’est le «piège de Thucydide» qu’explique Philippe Moreau-Defarges:

«On a un bras de fer entre la Chine –qui émerge et qui commence à faire peur– et des États-Unis, qui ont peur de perdre leur premier rang».

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Les tensions commerciales sont les prémisses de cet affrontement à grande échelle. Une grande guerre est-elle inéluctable? Rien n’est moins sûr. Il pense que la pax sinica «ne prendra ni la place ni le rôle des États-Unis». Selon la thèse de son livre très kantien, afin de bâtir la paix dans le monde, l’humanité devrait se réunir afin de se fixer des obligations et un projet communs.

«Les hommes ont asservi la Terre. Ils ont une puissance redoutable, qui peut être d’autodestruction. La thèse de mon livre, c’est que l’humanité ne peut survivre en tant qu’espèce civilisée et à peu près heureuse que si elle bâtit un contrat social planétaire.»

Difficile d’y voir pourtant un projet réalisable, lorsque le bilan factuel de l’influence sur la paix des grandes organisations internationales est posé, qu’il s’agisse de la SDN (Société des Nations) ou de l’Onu depuis 1945.

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