Offensive à Idlib: «les Turcs ne peuvent pas se permettre de s’engager dans une confrontation avec la Russie»

© REUTERS / Umit BektasTurkish soldiers on an armoured personnel carrier escort a military convoy on a main road in Karkamis on the Turkish-Syrian border in the southeastern Gaziantep province, Turkey, August 26, 2016.
Turkish soldiers on an armoured personnel carrier escort a military convoy on a main road in Karkamis on the Turkish-Syrian border in the southeastern Gaziantep province, Turkey, August 26, 2016.  - Sputnik Afrique
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L’armée gouvernementale syrienne et l’armée turque se rapprochent chaque jour d’un conflit ouvert. Elles ont même déjà fait l’une et l’autre des morts dans le camp opposé. Est-ce le début d’une nouvelle guerre entre deux armées régulières au Moyen-Orient? Myriam Benraad, spécialiste de la région, nous aide à y voir plus clair.

Fini le temps des guerres par factions interposées en Syrie? Au vu de l’aggravation actuelle des tensions entre l’armée régulière turque et l’armée syrienne, cela pourrait arriver plus tôt que prévu. À plusieurs égards, on peut même penser que c’est déjà le cas. En effet, les deux camps ont déjà procédé à des échanges d’artilleries, qui ont fait des morts des deux côtés.

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Une escalade qui résulte de l’offensive menée depuis début décembre par l’Armée arabe syrienne pour reprendre Idlib, le dernier bastion de la rébellion, aujourd’hui très majoritairement tenu par des groupes djihadistes. L’armée gouvernementale a fait de sérieux progrès dans ce sens en reprenant des villes stratégiques comme Maarat al-Nouman et Saraqeb, mais surtout en libérant une majeure partie de l’autoroute M5. Axe routier le plus stratégique de Syrie, il relie Damas et Alep, les deux plus grandes villes du pays.

​Une percée que n’apprécie guère la Turquie, soutien affiché des groupes rebelles et djihadistes d’Idlib. Depuis près d’une semaine donc, des milliers d’hommes et de véhicules blindés de l’armée régulière turque traversent la frontière pour se rendre sur le front à Idlib. Une concentration inquiétante de troupes et de matériel qui, pour la première fois en Syrie, se trouvent face à une armée régulière.    

Une réunion d’urgence a eu lieu le 10 février entre officiels turcs et russes, soutiens de Damas, pour désamorcer la situation, mais rien n’y fait. Ankara continue de menacer Damas et donne au gouvernement de Bachar el-Assad jusqu’à la fin du mois de février pour faire reculer ses troupes aux lignes définies lors des accords de Sotchi. Officiellement, la position turque est que Bachar el-Assad a du sang sur les mains et qu'il faut qu’il s’en aille pour cette raison. La seule raison? Rien n’est moins sûr, selon Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS):

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«Ce qui compte surtout pour les Turcs, c’est que Bachar el-Assad n’est pas fiable dans la gestion de la question kurde, qui est, pour eux, existentielle et centrale. Et la réconciliation qu’il y a eu entre les forces gouvernementales syriennes et les Kurdes syriens est venue aggraver les critiques de la Turquie à l’égard du gouvernement syrien», explique le politologue, sur sa chaîne YouTube.

Face à cette situation, peut-on encore éviter un conflit ouvert entre deux armées professionnelles au Moyen-Orient? Pour répondre à cette question difficile au vu de la situation explosive sur le terrain et mieux comprendre les enjeux et les conséquences d’un tel conflit, Sputnik France a interrogé Myriam Benraad, chercheuse associée à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam) et spécialiste du Moyen-Orient. Elle a notamment publié «L’Irak par-delà toutes les guerres. Idées reçues sur un état en transition» et «Jihad: des origines religieuses à l’idéologie. Idées reçues sur une notion controversée» (tous deux, Éd. Le Cavalier Bleu, coll. «Idées reçues», 2018)

Sputnik France: Soyons clairs: allons-nous droit vers un conflit ouvert entre Damas et Ankara à Idlib?

Myriam Benraad: «La situation est très inquiétante sur le plan militaire. Il y a eu un certain nombre d’incidents qui ont fait des morts de part et d’autre, donc on a dépassé le stade des simples escarmouches. Quelque part, on y est presque déjà, à ce conflit ouvert. C’était tout de même prévisible: Idlib est l’une des zones où la Turquie a le plus d’influence, et c’est depuis longtemps un point de contention entre Damas et Ankara.»

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Sputnik France: Il semblait qu’il y avait une autre issue, notamment suite aux accords de Sotchi de 2018…

Myriam Benraad: «La médiation opérée par la Russie et qui a découlé sur une forme d’alignement de la Turquie sur la position du maintien d’Assad, notamment à l’issue des négociations, n’est pas un alignement qui s’est fait dans le contentement des Turcs. Il faut le rappeler, les Turcs ont joué toutes leurs cartes pour que le gouvernement de Bachar el-Assad tombe. C’est l’intervention de la Russie qui l’a maintenu en place.»

Sputnik France: Dans ce cas, quel est l’objectif actuel de la Turquie à Idlib?

Myriam Benraad: «C’est surtout une question d’influence et la Turquie essaye de la maintenir et négocie jusqu’au bout ce qu’elle pourra négocier, notamment à la frontière. Quel est l’intérêt de la Turquie à Idlib, sinon? Il s’agit là plus de la volonté d’Erdogan d’imposer sa puissance qu’autre chose. C’est pour ça que la Turquie souhaite créer des zones tampons tout le long de la frontière.»

Sputnik France: Le gouvernement syrien est-il en position de l’en empêcher?

Myriam Benraad: «Depuis 2011, le gouvernement de Damas a juré qu’il reprendrait le contrôle sur l’intégralité du territoire syrien, et compte y parvenir. Il dispose de divers soutiens de taille, notamment la Russie et les milices chiites qui l’aident dans ce projet. Ils ont repris une grosse partie du territoire, la plupart des grands centres urbains, donc pourquoi s’arrêter là? La vraie question dans tout ça c’est: quelle sera la marge de manœuvre des Russes?»

Sputnik France: Justement, j’y venais. Quel rôle pour la Russie, qui entretient des relations stratégiques avec Damas et Ankara, dans ce conflit entre ces deux pays voisins?

Myriam Benraad: «L’acteur majeur de ce conflit reste la Russie, quoi qu’on en dise. De ce fait, je pense que les négociations vont s’accentuer. Les Turcs ne peuvent pas se permettre de s’engager dans une confrontation avec la Russie, donc in fine, je pense que ça se réglera par la voix de la négociation.»

Sputnik France: Les Turcs ont donné jusqu’à fin février à l’Armée arabe syrienne pour reculer derrière les points d’observation de l’armée turque à Idlib, ce qu’elle ne fera pas. Donc, comment éviter l’escalade du conflit?

Myriam Benraad: «À court terme, cela me paraît difficilement évitable. La situation est ce qu’elle est aujourd’hui, certes, mais si l’on regarde le temps long, il y a une supériorité syrienne et russe, qui mènera certainement à la pleine reconquête des territoires perdus par le régime. D’ailleurs, l’offensive turque contre les Kurdes au nord de la Syrie il y a quelques mois a profité à Damas. Je pense donc qu’à terme, on se dirige vers une victoire du camp du gouvernement syrien. La Turquie, même si elle joue son va-tout à Idlib, à des options bien plus limitées que par le passé.»

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Sputnik France: La Turquie ne souffre-t-elle pas aussi, aux yeux de la communauté internationale, du fait que ce qu’il reste des «rebelles» à Idlib sont des groupes à tendance djihadiste? 

Myriam Benraad: «Qu’on soit clair, les forces soutenues par la Turquie à Idlib depuis le début sont des groupes djihadistes. Déjà lors de l’intervention turque dans le Rojava il y a quelques mois, c’était des groupes islamistes qui se battaient. La Turquie s’en défend, mais elle a soutenu des djihadistes et a également mené des négociations avec Daech*. Aujourd’hui, les masques sont tombés. Le fait que des réseaux djihadistes transitaient de la Turquie vers la Syrie, ce n’est un secret pour personne.»

*Organisation terroriste interdite en Russie

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