Réseaux pas très sociaux et colériques

© AP Photo / David NiviereÉdouard Philippe
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En présentant le plan de déconfinement, le Premier ministre s’est permis de glisser en fin de discours une allusion assez sèche du peu de cas qu’il faisait des réseaux sociaux. Un propos polémique masquant un rapport de forces toujours plus favorable à ces plates-formes qui profitent du dysfonctionnement croissant des démocraties.

Le Premier ministre Édouard Philippe, dans son allocution du 28 avril 2020 à l’Assemblée nationale, a fustigé celles et ceux qui accordent bien trop d’importance aux remugles flottant sur les sites d’expression en ligne.

«Inutile d'en dire beaucoup sur une conviction que nous partageons tous: en ces temps de démocratie médiatique, de réseaux pas très sociaux, mais très colériques, d'immédiateté nerveuse, il est sans aucun doute utile de rappeler que les représentants du peuple siègent, délibèrent et se prononcent sur toutes les questions d'intérêt national.»

Une diatribe placée en fin de texte. La position est loin d’être anodine car susceptible d’être l’émanation du locuteur plus que du chef de cabinet ou du responsable de la communication de Matignon: la petite touche personnelle d’un discours formaté.

Maîtriser les réseaux

Sur le fond, deux réflexions à froid s’imposent. La première est qu’il est bien heureux pour de nombreuses personnes d’avoir eu la possibilité d’échanger par l’entremise de réseaux sociaux en pleine période de confinement. Combien d’effondrements psychologiques ont pu être évités grâce à ces plates-formes en conservant un minimum de lien social? Fût-ce en châtiant virtuellement la classe politique, et prioritairement certains personnages de premier plan…

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La seconde, c’est que l’hôte de Matignon a logiquement eu son mot à dire lors des rencontres officielles avec différents responsables des géants du numérique, tel le président du groupe Facebook ou de leurs représentants en France, et ce à plusieurs reprises. Et l’on se doute que des requêtes spécifiques leur ont été adressées.

Or, troublante coïncidence, il se trouve que la loi contre les contenus haineux sur Internet –dite loi Avia du nom de la députée rapporteuse– est dans les tuyaux de l’ingénierie parlementaire (l’examen a été cependant retardé par l’épidémie de Covid-19), laquelle répond justement à une volonté de mieux maîtriser ces réseaux. Une fois sa promulgation actée, cette disposition législative consacrera un transfert de souveraineté numérique au profit des puissantes sociétés d’intermédiation –très majoritairement américaines–, trop heureuses de rendre service en contrepartie d’un adoubement par le pouvoir étatique.

Une sous-traitance du contrôle informationnel

Seulement, peut-on naïvement engager une sous-traitance dans le domaine du contrôle informationnel par des sociétés commerciales de droit étranger dont la collecte et le traitement des données n’ont plus de secret? A fortiori lorsque ces entités seront juge et partie dans le processus de retrait des contenus manifestement –l’adverbe usité autorisant par son imprécision un large champ d’application– illégaux dans les 24 heures?

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Il apparaît peu crédible pour des responsables politiques de souligner l’importance de la souveraineté numérique dans les mots et de la sous-traiter à autrui dans les gestes. À moins de considérer que l’objectif premier et réel serait surtout de faire taire toute opposition en faisant reporter la responsabilité sur des groupes privés étrangers. Ceci expliquerait l’entrain du personnel politique à considérer la démocratie parlementaire comme seule et unique voie d’expression populaire.

Ainsi, toujours selon le Premier ministre:

«Les députés ne commentent pas. Ils votent. Et ce faisant, ils prennent des positions politiques.»

Et c’est là le nœud gordien de la question: le chef du gouvernement déplace le problème des réseaux sociaux vers la procédure du vote dans des hémicycles. Des lieux souvent peu remplis et constitués de représentants n’ayant qu’une connaissance limitée du dossier sur lequel ils sont conviés à voter –un document parmi tant d’autres, assorti d’un temps d’étude toujours plus réduit, généralement insuffisant pour effectuer des recherches approfondies. Cette confiance accordée par l’exécutif est d’autant plus cynique que les parlements sont mimétiquement affiliés à la majorité gouvernementale dans les démocraties occidentales, d’où un moindre risque de contestation.

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Il ne faut pas considérer les réseaux sociaux autrement que comme des soupapes de sécurité d’où peut s’extraire une liberté de parole désormais inconnue des espaces de débat public conventionnels, volontairement corsetés et tamisés. Lorsque les représentants d’assemblée ne sont plus aptes qu’à incarner une portion toujours plus congrue de la population et que la contestation est masquée, défigurée ou censurée au mépris des réalités, il est naturel que l’expression emprunte d’autres voies, charriée par la colère des privations de libertés. En refusant ce principe, le travestissement d’un régime le mène à sa perte en mentant à ses administrés, mais prioritairement à lui-même. Qui plus est lorsque ces mêmes tuyaux d’expression –numériques– émanent de puissances tierces dont l’appétit ne connaît pas de limites.

Ferons-nous mentir le penseur et constitutionnaliste américain Samuel Adams lorsqu’il déclarait:

«Rappelez-vous, la démocratie ne dure jamais longtemps. Elle gaspille, s'épuise et se meurt. Il n'y a jamais eu une démocratie qui ne se soit suicidée.»
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