En Tunisie, controverse autour de la création d’un fonds d’aumône islamique

© AFP 2023 MOHAMED KHALILRached Ghannouchi, leader du parti islamiste tunisien Ennahdha.
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Le maire d’une localité tunisienne a décidé de créer un fonds de «zakat» (l’aumône islamique obligatoire), déclenchant ainsi la polémique autour de la légalité d’une telle initiative. Une partie de la société civile s’insurge, alors que le ministère des Collectivités locales n’y voit aucun inconvénient.

Dans la foulée des polémiques récurrentes qui agitent la Tunisie autour du fait religieux et de sa place dans le champ public, et dans un contexte marqué par le «scandale» d’une parodie du Coran ayant donné lieu à l’interpellation d’une jeune internaute, une nouvelle affaire déclenche la controverse.

Le 14 mai, le maire de la localité du Kram (banlieue de Tunis), Fathi Laâyouni, a décidé de lancer un fonds de zakat (l’aumône obligatoire en Islam), marquant ainsi un précédent puisque c’est le premier fonds du genre créé en Tunisie par une municipalité. 

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Appartenant au parti islamiste Ennahdha, le maire dit se baser sur l’article 138 du Code des collectivités locales qui lui permet «l’ouverture d’un compte spécial pour réceptionner des dons affectés à des projets d’intérêt général». Déjà, en novembre 2019, Fathi Laâyouni avait évoqué son intention de mettre en place cette collecte.

L’annonce du maire n’a pas manqué de soulever l’indignation d’une fraction de la société civile et de certains partis politiques. L’Observatoire national pour la défense du caractère civil de l’État a considéré ce projet comme «un défi criant au texte de la Constitution qui insiste sur le caractère civil de l’État» et «une initiative claire pour initier progressivement la création d’un État théocratique», selon un communiqué publié le 15 mai.

De son côté, la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme (LTDH) a qualifié le projet «d’indicateur dangereux sur l’insurrection de la municipalité du Kram contre les institutions de l’État», indiquant dans un communiqué publié le 15 mai que «ce projet, caritatif en apparence, a pour objectif le remplacement de l’État par une société communautaire qui offre des services sociaux aux catégories démunies».

Jamel Msallem, président de la LTDH, précise à Sputnik:

«Tout d’abord, c’est l’État qui doit prendre en charge les personnes nécessiteuses et aucune autre structure. Ensuite, nous craignons que ce genre de fonds ne soit utilisé pour créer un État théologique, en se basant sur un pilier de l’islam qui est la ‘zakat’. L’autre risque est que ce fonds pourrait servir à influencer, demain, le choix des électeurs qui en auraient bénéficié et à créer une base électorale pour celui qui le dirige.»

Ce n’est pas seulement la société civile qui a exprimé son indignation face à la décision de la création du fond de la zakat, mais aussi certains partis politiques comme le Parti destourien libre (PDL), d’opposition de tendance bourguibienne. Ouvertement anti-islamiste, il a vivement critiqué l’attitude du maire du Kram dans un communiqué publié le 17 mai, en la considérant comme «une insurrection ouverte contre les lois du pays et les décisions du Parlement».

En effet, le PDL fait allusion au rejet par le Parlement, en décembre 2019, d’un amendement de la loi de Finances pour la création d’un fonds de zakat, qui avait été proposé par Ennahdha.

Interprétation légale remise en doute

Au-delà de ces réactions hostiles, le projet de Fethi Laâyouni a bénéficié par ailleurs d’un soutien important, venant essentiellement de deux ministres issus du parti Ennahdha. Le premier, c’est celui du ministre de la Santé, Abdellatif El Mekki, qui a déclaré, le 17 mai, dans son intervention sur la chaîne Hannibal TV, que «créer un fonds de zakat est du droit de la municipalité du Kram» et a appelé ceux qui ont critiqué cette décision à «porter plainte auprès du tribunal administratif», comme le rapporte le site d’information Businessnews.

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Le second, c’est celui du ministre des Affaires locales, Lotfi Zitoun, qui a publié le 18 mai une circulaire adressée à tous les gouverneurs et les maires, pour expliquer les modalités de gestion des «dons» en se basant sur l’article 138 de la loi relative au Code des collectivités locales. Une manière de confirmer la légalité de la décision du maire du Kram.

Lotfi Zitoun n’a pas manqué de déclarer que son ministère «n’interfère pas dans la gestion des conseils municipaux et dans leurs résolutions» et que «seul le tribunal administratif a le droit de statuer sur la légalité de leurs décisions», comme le rapporte le site webmanagercenter.

Reste que la légalité de la création du fonds de zakat et l’interprétation par le maire du Kram de l’article 138 sont mises en doute par les juristes.

Abdennaceur Aouini, avocat, explique à Sputnik:

«L’article 138 n’évoque pas la création de fonds, mais plutôt la gestion des dons par les collectivités locales. Dans cet article, il s’agit essentiellement d’expliquer comment transformer de l’argent privé en provenance de dons en argent public et, de ce fait, susceptible d’être contrôlé par l’État. J’estime donc que le maire du Kram a cherché à instrumentaliser un texte juridique et à le détourner de son vrai sens pour servir des intérêts idéologiques et politiques. Sa décision pourrait être remise en cause par le tribunal administratif», explique Aouini, qui est par ailleurs une des figures de la gauche tunisienne.  

En attendant une issue à cette polémique, Fathi Laâyouni vient d’inaugurer le 19 mai son fonds de zakat,dans une cérémonie qui a vu une grande affluence et à laquelle il a convié l’ancien chef du gouvernement, Hamdi Jebali (2011-2013), et d’autres invités proches du parti Ennahdha.

Inauguration du siège du fonds de zakat à la municipalité du Kram.

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