Génocide rwandais: quand Washington et Londres remettent en question la doxa officielle

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Pour Kelly Craft, ambassadeur des États-Unis à l’Onu, et son homologue britannique Jonathan Allen, les choses sont claires: le génocide de 1994 au Rwanda a touché toutes les composantes de la population rwandaise, aussi bien les Tutsis que les Hutus et les Twas ont été victimes de cette barbarie indescriptible.

C’est ce qui ressort de la lecture des notes diplomatiques que les deux représentants ont soumises aux Nations unies le 20 et le 23 avril dernier, soit deux semaines après la 26e commémoration du génocide, qui a eu lieu le 7 avril 2020. La pandémie de Covid-19 ayant retenu l’attention des médias à ce moment-là, ces documents, qui remettent en question la doxa imposée par les autorités rwandaises sur les événements survenus en 1994 au pays des mille collines, sont quasiment passés inaperçus.

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Dans leurs notes, Kelly Craft et Jonathan Allen «protestent» contre l’amendement apporté à la résolution 58/234 de l’Onu qui, depuis 2003, fait de la date du 7 avril la «Journée internationale de réflexion sur le génocide au Rwanda». Or, depuis janvier 2018, à la demande du régime de Kigali, cette journée a été rebaptisée «Journée internationale de réflexion sur le génocide des Tutsis au Rwanda». Ce changement de dénomination, en apparence anodin, est pourtant lourd de signification, puisqu’il suggère que seuls les Tutsis ont été victimes du génocide et non les Hutus et la minorité Twa.

Exclure à tout prix les victimes Hutues des commémorations

Au Rwanda, les rescapés du génocide ne vivent pas tous leurs souffrances de la même manière et par-dessus tout, ils n’ont pas les mêmes droits. Si les Tutsis parviennent assez facilement à verbaliser et à relater ce qui leur est arrivé et bénéficient des programmes et privilèges réservés aux survivants du génocide, cela ne semble pas être le cas de la grande majorité des Hutus, qui souffre à bas bruit. Cette souffrance muette s’explique par le syndrome de culpabilisation généralisée auquel est confrontée la grande majorité des rescapés Hutus depuis la fin du génocide.

En effet, depuis juillet 1994, on a laissé s’installer dans les esprits la logique binaire selon laquelle Hutus égale bourreaux et Tutsis égale victime. Outre cette lecture caricaturale des faits, le régime victorieux du Front patriotique rwandais (FPR), dirigé par le Président Paul Kagame, a mené une campagne de diabolisation et de culpabilisation collective des Hutus en les présentant tous, bourreaux comme victimes, comme les auteurs du génocide.

La doxa officielle consacre la hiérarchisation des victimes et des rescapés en ne retenant que les crimes commis contre les Tutsis, après avoir concédé aux Hutus dits «modérés» la possibilité de figurer parmi les victimes du génocide. En fait, ceux-ci ne sont mentionnés qu’à titre indicatif pour montrer à l’opinion internationale que le FPR se soucie et s’intéresse à toutes les victimes du génocide, alors qu’en réalité, les survivants Hutus sont exclus des commémorations.

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Il est vrai que durant la première commémoration du génocide en 1995, le FPR avait honoré toutes les victimes des massacres sans distinction ethnique. Mais les choses ont beaucoup évolué depuis. Les commémorations ont cessé d’être une affaire de victimes rwandaises pour ne se limiter qu’aux seules victimes tutsies. Toute mention des meurtres de Hutus par le FPR avant, pendant et après le génocide, peut mener directement en prison. Et quiconque ose parler des victimes Hutues est accusé pêle-mêle de divisionnisme, de révisionnisme, de négationnisme, voire de «minimisation du génocide des Tutsis», à l’instar de Victoire Ingabire, figure de l’opposition rwandaise, condamnée à 15 ans de prison pour avoir notamment demandé que les auteurs des crimes contre les Hutus soient poursuivis. Après avoir passé huit années en prison, elle a bénéficié, en 2018, d’une mesure de clémence de Paul Kagame…

C’est donc dans un contexte de stigmatisation et d’apartheid mémoriel contre les Hutus qu’il faut comprendre l’offensive diplomatique menée par le régime de Kigali aux Nations unies pour que l’expression «génocide rwandais» soit délaissée pour «génocide des Tutsis». L’amendement, adopté le 26 janvier 2018 sans vote, avait suscité un certain malaise à l’Onu. Depuis, la date du 7 avril, marquée au Rwanda comme à l’étranger par la commémoration du drame rwandais, est désormais consacrée à la mémorialisation des seules victimes Tutsies du génocide. Une victoire pour Paul Kagame, qui obtient l’exclusion «internationale» des Hutus des commémorations et conforte le FPR dans la position de «sauveur» du Rwanda qu’il s’est arrogée, alors que son rôle dans le génocide n’est plus à démontrer…

La position surprenante des États-Unis et du Royaume-Uni

En émettant des réserves sur l’amendement de l’Onu faisant du «génocide rwandais» le «génocide des Tutsis», les États-Unis et le Royaume-Uni remettent fondamentalement en question la doxa officielle que le régime de Kigali et ses thuriféraires ont imposée depuis 1994. La position affichée par ces deux pays est d’autant plus surprenante que ces derniers sont réputés être les soutiens indéfectibles du régime de Kigali depuis toujours.

En effet, Washington et Londres ont soutenu le FPR avant, pendant et après le génocide. Pendant des années, ils ont étouffé les enquêtes mettant à nu les crimes du FPR tant au Rwanda qu’en République démocratique du Congo (RDC). On se souviendra du sort réservé au «rapport Gersony» qui avait établi que le FPR avait massacré, dans les trois mois qui avaient suivi sa conquête du pouvoir, plus de trente mille civils Hutus dans l’est du Rwanda. En 2003, Carla Del Ponte, alors procureure du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), avait été évincée de son poste quand elle avait décidé d’enquêter sur les crimes du FPR pendant le génocide. Les exemples d’obstruction à la justice et à la vérité pour que ces crimes ne soient pas exposés sont légion. Comment comprendre alors la récente posture américano-britannique dans le dossier du génocide rwandais?

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En lisant entre les lignes de la note diplomatique américaine et britannique, tout laisse à penser que le temps de la lune de miel entre le Rwanda et ses parrains anglo-américains semble révolu. Les premiers signes de cette «fissure» remontent à l’époque d’Obama. À la différence des Administrations américaines précédentes, qui s’étaient toujours montrées bienveillantes à l’égard du régime rwandais, celle de Barack Obama n’a pas hésité à sermonner son allié des Grands Lacs à plusieurs reprises. Quand bien même une partie de l’équipe Démocrate –composée d’anciens membres de l’Administration Clinton qui avaient porté le FPR au pouvoir– a continué à soutenir le régime Kagame, il n’en reste pas moins que la position des États-Unis d’Obama sur le Rwanda était dans l’ensemble loin d’être complaisante.

En effet, c’est sous l’Administration Obama qu’a été révélé le 1er octobre 2010 –après plusieurs tentatives d’étouffement–, le rapport Mapping, du Haut-commissariat des Nations unies aux Droits de l’homme, qui décrit près de 617 violations graves des droits humains et du droit international humanitaire commises en RDC par le FPR.

En 2012, les États-Unis sanctionnent symboliquement le Rwanda pour avoir soutenu le mouvement rebelle du M23, actif dans la région du Nord-Kivu, en République démocratique du Congo. Dans la foulée, Stephen Rapp, ambassadeur américain chargé des crimes de guerre, enfonce le clou en déclarant au Guardian que Kagame pourrait un jour être poursuivi pour «complicité» de crimes de guerre perpétrés dans un pays voisin.

Quelques mois plus tard, les États-Unis haussent à nouveau le ton à l’égard du régime de Kigali, suite à la vague d’arrestations et de disparitions de dizaines de citoyens rwandais et à l’assassinat d’opposants rwandais en exil. En 2016, Washington en remet une couche en accusant ouvertement le Rwanda de chercher à «déstabiliser» le Burundi. En 2019, le département d’État publie un rapport critique sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda…

Autant de faits et d’éléments accablants qui ont fini par convaincre Washington et Londres de prendre leurs distances vis-à-vis de leur allié rwandais, devenu de plus en plus encombrant. Ce qui expliquerait le rapprochement opéré par le régime de Kigali avec les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud): aux yeux de l’équipe dirigeante au Rwanda, le grand parrain de l’Ouest (l’Oncle Sam), ainsi que l’allié britannique ne sont plus si «fiables» qu’ils l’étaient par le passé.

Si le cordon ombilical entre les parrains anglo-américains et leur poulain africain semble encore solide, il n’en demeure pas moins que la prise de position des ambassadeurs américain et britannique à l’Onu marque un tournant non négligeable dans les rapports de plus en plus tourmentés entre le pays des mille collines et ses puissants protecteurs. En soulignant que le génocide a touché toutes les composantes de la population rwandaise, y compris les Hutus, les Américains et les Britanniques font comprendre insidieusement que leur poulain (le FPR) a les mains aussi sales que les extrémistes Hutus qui ont commis des massacres contre les Tutsis.

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