La victoire de l'URSS dans la II GM «n’est pas synonyme de menace, comme la propagande de guerre froide l’a martelé»

© Sputnik . Evgeni Biatov / Accéder à la base multimédiaLe défilé militaire 2020 à Moscou
Le défilé militaire 2020 à Moscou - Sputnik Afrique
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Un défilé snobé, une tribune présidentielle décriée, les initiatives de la Russie pour honorer sa mémoire ou faire connaître sa perception des évènements historiques déchaînent les passions en Occident. Un phénomène sur lequel revient pour Sputnik Raphaëlle Auclert, docteur en études russes et chargée de cours à l’ICES.

Le défilé à Moscou, commémorant les 75 ans de la victoire alliée sur le nazisme, n’est pas passé inaperçu dans les médias français. À la surprise générale, comme chaque année, celui-ci a été présenté comme une vulgaire «démonstration de force», les commentateurs insistant sur les nouvelles armes présentées et surtout sur la proximité de la commémoration avec le référendum constitutionnel, prévu le 1er juillet. Autre élément récurent dans la couverture médiatique de l’évènement, l’absence des «leaders occidentaux» sur fond d’épidémie du coronavirus. Pour mémoire, Macron avait envisagé de se rendre à Moscou pour le 9 mai, mais le défilé était annulé, sauf la partie aérienne, à cause de la pandémie.

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Le défilé de la Victoire du 24 juin 1945 sur la place Rouge entré depuis dans la légende
La réaction médiatique observée suite à la publication, le 18 juin dernier, d’une tribune de Vladimir Poutine dans la revue conservatrice américaine The National Interest se situe dans la même veine. Dans ce long document, le Président russe souligne l’importance d’analyser les causes du conflit le plus meurtrier de l’Histoire, afin que de tels évènements ne se reproduisent plus. Celui-ci s’inquiète ainsi du «révisionnisme historique, dont nous observons actuellement les manifestations en Occident», notamment quant au rôle de la Pologne, des accords de Munich dans le contexte du pacte Molotov-Ribbentrop. Des éléments dont la presse française fera ses choux gras.

Une tribune présidentielle critiquée et des commémorations snobées en Occident, Raphaëlle Auclert, docteur en études russes et chargée de cours à l’ICES, livre son analyse pour Sputnik, rappelant la place majeure que tient l’historiographie dans les relations internationales.

Sputnik: Tout comme les commémorations du «jour de la victoire», la récente tribune de Vladimir Poutine a été accueillie en France avec une grande réserve, des commentateurs l’accusant d’effectuer une «réécriture de l’histoire». Pourquoi une telle défiance à l’égard du point de vue de la Russie?

Raphaëlle Auclert: «La bataille des mémoires est une pratique courante dans les périodes de transition. On se souvient d’un précédent au début de la Guerre froide. En janvier 1948, le département d’État américain avait publié un recueil de documents intitulé Les relations nazis-soviétiques, 1939-1941: extraits des archives du ministère allemand des Affaires étrangères, qui comportait des transcriptions d’échanges entre des responsables allemands et soviétiques relatifs aux négociations du Pacte Molotov-Ribbentrop et au protocole secret qui divisait l’Europe de l’Est en sphères d’influence.

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Un mois après, le gouvernement soviétique ripostait en publiant dans la Pravda une série d’articles au titre évocateur: Les falsificateurs de l’histoire, qui rejetait la responsabilité de la guerre sur les pays occidentaux et accusait des banquiers et industriels d’avoir financé le réarmement allemand et encouragé l’expansion d’Hitler vers l’Est. N’oublions pas que deux mois plus tard, devaient se tenir les élections générales italiennes dont l’issue serait décisive pour le sort de l’Europe, ainsi que le soulignait le Président Truman: “S’il devait arriver que l’Italie et les Yougoslaves basculent dans le camp communiste, la France les y rejoindrait et nous aurions le rideau de fer sur les rives de l’océan atlantique”. Il était donc vital pour chacun des deux grands vainqueurs de la guerre de revendiquer une légitimité supérieure pour empêcher que l’Europe ne tombe dans le camp adverse. Après avoir envisagé une intervention militaire directe, ce sont finalement les États-Unis qui remportèrent la mise par des opérations de guerre psychologique visant les communistes italiens (on trouve aujourd’hui nombre de publications sur le sujet par des universitaires anglo-saxons qui font autorité sur la Guerre froide tels que Kaeten Mistry, Frances S. Saunders ou John L. Gaddis).

Aujourd’hui, comme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la situation de l’Europe est plus qu’incertaine: d’une part, l’Otan s’est considérablement étendue à l’Est avec les pays baltes et peut compter sur un pouvoir proaméricain à Kiev, sur les marches de la Fédération de Russie. Quant à l’Union européenne, on peut dire qu’elle a renforcé son emprise institutionnelle sur la quasi-totalité des pays d’Europe en confisquant la souveraineté de beaucoup d’entre eux. Mais dans le même temps, la crise économique, la critique des valeurs libérales et progressistes par une part croissante des élites intellectuelles et la contestation populaire qui gronde de plus en plus fort –avec des mouvements comme les Gilets jaunes– font vaciller la légitimité de ces structures supranationales et des dirigeants politiques qui leur tiennent lieu de gouverneur romain.

C’est pourquoi le Kremlin a dû juger le moment propice à un rappel de sa vision de l’histoire. Tout en reconnaissant que Staline n’était pas un saint et que sa critique était justifiée par maintes raisons, il a choisi de mettre en avant l’exploit collectif du peuple russe contre l’hydre hitlérienne: “il est important de transmettre à nos enfants que la victoire sur le nazisme est avant tout le fait du peuple soviétique”. Ce faisant, il invite implicitement tous les Européens à reconnaître une dette envers la Russie et donc une certaine prééminence de Moscou sur l’ensemble du continent. Bien sûr, cette prééminence n’est pas synonyme de menace ou de domination, comme la propagande de guerre froide l’a toujours martelé, sans d’ailleurs qu’aucune de ses prophéties ne se réalise.

Il s’agit davantage d’un magistère moral, d’une autorité revendiquée par la Russie pour affirmer ses valeurs –traditionnelles en l’occurrence– et défendre ses intérêts en Europe sans avoir à demander la permission des États-Unis. Cette ligne est conforme aux positions soutenues par Vladimir Poutine depuis la conférence de Munich de 2007, où il avait dénoncé l’unilatéralisme américain. A contrario, l’absence concertée de tous les dirigeants européens hier est un témoignage amer de leur soumission à cet unilatéralisme.»

Sputnik: La Seconde Guerre mondiale est dépeinte en France comme une «obsession» de Vladimir Poutine. Pourquoi cet évènement occupe-t-il une place si cruciale dans l’idéologie du Président russe?

Raphaëlle Auclert: «Il y a deux raisons. Au niveau international tout d’abord, gardons bien à l’esprit que la conférence de Yalta de 1945 fut le dernier Traité de Westphalie qu’ait connu l’Europe, où furent définies les hiérarchies de puissances. Il ne faut donc pas s’étonner qu’en août dernier, soit 80 ans après sa signature, le pacte Molotov-Ribbentrop ait de nouveau fait l’objet de débats houleux dans la presse et les chancelleries diplomatiques. C’était à l’occasion de l’ouverture à Moscou d’un musée exposant à la vue du public le document original ainsi que des extraits d’archives allant des accords de Munich jusqu’au début de la guerre.

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En effet, dans l’histoire nationale russe, l’importance accordée à cette période s’explique par le fait que plus qu’une victoire idéologique du communisme sur le nazisme, la victoire contre Hitler a montré la résilience de l’État soviétique. Ce baptême du feu a consacré et fondé sa légitimité en tant qu’État fort et souverain. N’oublions pas qu’en 1924, Staline avait renoncé à la révolution mondiale trotskiste et décidé de lancer le “socialisme dans un seul pays”. C’est à cette tâche qu’il s’attela dès sa prise du pouvoir.

Dans La grande retraite, publié en 1946, le Russe blanc émigré aux États-Unis Nicholas Timasheff développe précisément l’idée selon laquelle les bolcheviques ont au cours des années 1930 renoncé en grande partie aux valeurs socialistes pour se tourner vers le patriotisme et la famille et fonder un État moderne et fort. En cela, ils s’apparentaient à un Richelieu qui en son temps avait posé les jalons de l’État français en créant des institutions, en renforçant l’État et même en soutenant les arts, avec notamment la création de l’Académie française en 1635, à l’instar de l’Union des écrivains soviétiques qui vit le jour en 1934. Pour toutes ces raisons, la Seconde Guerre mondiale est le moment fondateur de l’État soviétique dont l’État russe actuel est, qu’on le veuille ou non, l’héritier.»

Sputnik: Quels sont les risques, dont Vladimir Poutine parle lui-même, d’un tel choix?

Raphaëlle Auclert: «Ce choix idéologique n’est pas sans risque. En effet, la légitimité de tout pouvoir ne saurait émaner que du passé. On le voit en ce moment aux États-Unis, où les statues des pères fondateurs restent impassibles devant les tags et les déboulonnages en série dont elles font l’objet. Pour assurer sa légitimité, un régime doit s’appuyer sur un projet collectif ancré dans le présent et dirigé vers l’avenir.

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Depuis la Fin de l’Histoire annoncée en 1989 par Francis Fukuyama, le monde est resté comme figé dans un paysage intemporel d’hégémonie américaine, sans partage ni attentes. Il en allait tout autrement pendant la Guerre froide, où la vitalité des projets communiste et américain, chacun tourné vers un horizon radieux où un homme nouveau allait dominer la nature et l’espace grâce à la technique, laissant entrevoir des scénarii de science-fiction et de villes tentaculaires et merveilleuses.

Ainsi, depuis 1991, les illusions sont perdues et les dirigeants russes comme américains ont fait le choix de trouver refuge dans un supposé Âge d’or, dont on entend l’écho dans le “again” du slogan de Trump (“Let’s make America Great Again”) ou dans l’apparat grandiose des hymnes militaires, des tanks et des avions de chasse vrombissant sur la Place Rouge. C’est ainsi qu’il convient de comprendre la communication du Kremlin, et non comme un exercice d’intimidation dans l’esprit nord-coréen.

Il n’y a donc pas de hasard à ce que l’article de Poutine ait été publié dans une revue américaine conservatrice, The National Interest: les deux pays se trouvent actuellement à un moment charnière de leur histoire. Bercés par le culte d’une grandeur passée qui est farouchement rejeté par leur opposition libérale (Démocrates aux États-Unis, élites pro-occidentales en Russie), il leur faut désormais inventer un nouveau projet, un nouveau récit capable de susciter l’adhésion de leurs compatriotes et de garantir leur statut international. C’est là tout l’enjeu de leurs mandats.»

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